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L`Inde invente le College aux pieds nus

par Bunker Roy, fondateur de Barefoot College

dimanche 13 janvier 2008, par

Cet article de premiere main est paru dans un supplement du Diplo (? l’insu de l’auteur, apparemment) il y a quelques annees. Nous allons profiter de notre sejour sur place pour approfondir tout cela... : rendez-vous dans la chronique indienne, où on a parsemé le texte de nos expériences et de nos découvertes sur place.

L’Inde invente le « collège aux pieds nus »

Par Bunker Roy

Vit et travaille à Tilonia, Inde, depuis trente ans.

Tilonia, petit village du désert du Rajasthan situé à quelque 400 kilomètres au sud-ouest de Delhi, est le théâtre d’une expérience éducative sans égale. Le « collège aux pieds nus » mobilise les compétences, le savoir et l’expérience pratique des villageois eux-mêmes pour faire face aux besoins essentiels de la communauté : l’éducation, l’eau potable, l’emploi, la santé, l’habitat, l’alimentation, l’éclairage, le combustible et le fourrage. Leur action a transformé la centaine de villages autour de Tilonia, répartis sur une superficie de 500 kilomètres carrés, en un centre de développement bourdonnant. Des « ingénieurs aux pieds nus » responsables des panneaux solaires côtoient des « mécaniciens aux pieds nus » chargés des pompes hydrauliques. Un parlement des enfants, des soins de santé, des possibilités d’emploi et quelque 150 écoles du soir dans les 89 villages alentour ont vu le jour (1).

Pour concevoir les écoles du soir, il n’a pas été nécessaire de faire conduire des études approfondies par des consultants extérieurs et de dépenser par la même occasion des fonds qui pouvaient bénéficier directement aux enfants. Il n’a pas non plus été nécessaire de se mettre en quête de réponses d’« experts » ni de discuter les mérites et les inconvénients de nouvelles idées ou de nouvelles approches. La réponse se trouvait au sein même de la communauté rurale, parmi des villageois sans diplôme ni bagage universitaire qui, au contraire des experts en éducation, ne voyaient pas l’intérêt de faire compliqué quand on peut faire simple.

Les parents ont suggéré tout simplement que les écoles soient organisées le soir pour s’adapter à l’emploi du temps des enfants qui gardaient les vaches, les chèvres et les moutons dans la journée. Ils ont dit qu’ils ne voulaient pas d’enseignants fonctionnaires du gouvernement, que ne motivent que le salaire et la vie en ville. Conformément à leurs conceptions, ils voulaient un maître qui vive dans leur village et qui accepte d’être formé par le collège aux pieds nus afin de devenir un enseignant humain qui fasse de l’apprentissage une joie et un plaisir, au lieu de battre les enfants et de leur apprendre à lire et écrire de force.

Les parents ne souhaitaient pas non plus que leurs enfants deviennent des « notables » : ils voulaient simplement qu’ils apprennent à mieux connaître leur propre village, à respecter la culture, les usages et les traditions menacés de disparition par l’influence des villes voisines. En un mot, ils désiraient une éducation qui ne force pas leurs enfants à s’en aller. A quand le haut comité d’experts internationaux qui saura résoudre les graves problèmes que connaît l’école primaire à travers le monde par des observations aussi simples, basées sur le sens commun et la sagesse traditionnelle ?
Un parlement des enfants

Depuis 1975, date à laquelle les premières expériences ont été mises en place avec le soutien du ministère de l’éducation, le collège aux pieds nus a essaimé dans quelque 150 villages à travers l’Etat du Rajasthan (districts d’Ajmer, Jaipur, Barmer, Sikar et Baran). Ses classes sont fréquentées par plus de 3 000 enfants, parmi lesquels 1 800 filles, qui gardent les troupeaux de leurs parents durant la journée et aident aux tâches domestiques. Des jeunes sans emploi ont été choisis par les parents et les communautés pour être formés comme « enseignants aux pieds nus ».

Plus de 250 réunions d’enseignants, 600 rencontres parents-enseignant, 1 250 réunions des comités d’éducation villageois sont organisées chaque année : elles ont pour seul but de partager l’information et de montrer aux parents et aux membres de la communauté combien il est important qu’ils participent à l’éducation de leurs enfants. Ce qui contredit radicalement la conception gouvernementale qui veut que, sous prétexte de technicité, l’enseignement soit l’affaire des seuls enseignants.

La spécificité des écoles du soir du collège aux pieds nus tient au fait que 90 % du matériel éducatif est produit par les enfants qui y ont franchi le cap de la cinquième année (2). C’est une façon de susciter de l’auto-emploi, tout en équipant les écoles en tableaux, craie, matériel didactique et pédagogique, cahiers et nattes. Toutes les écoles du soir sont équipées d’éclairage solaire fabriqué par d’anciens élèves devenus « ingénieurs solaires aux pieds nus ». Ainsi, au terme de leur scolarité, ils servent leurs communautés en restant au village au lieu d’émigrer vers les villes et villages voisins.

La plupart de ces anciens élèves sont de jeunes ruraux, souvent atteints d’un handicap physique. Autre spécificité du collège : depuis sept ans, le contrôle, l’administration et la supervision des 150 écoles du soir sont assurés par un Parlement des enfants dont les membres sont élus pour deux ans par 3 000 enfants âgés de 9 à 14 ans. Le « premier ministre » forme un cabinet de dix ministres pourvus de portefeuilles spécifiques : éducation, énergie alternative, développement féminin, emploi, intérieur, etc. Les ministres, eux-mêmes garçons et filles de 9 à 14 ans, ont le pouvoir de recruter et licencier les enseignants, de visiter chaque école du soir et de faire un rapport au cabinet qui prend toutes les décisions importantes.

Enfin, dernière particularité, toutes les écoles du soir récupèrent l’eau de pluie provenant des terrasses. La capacité des réservoirs d’eau de pluie - construits avec des matériaux traditionnels, selon les connaissances et le savoir-faire locaux - varie entre 20 000 et 50 000 litres. Pour le prix d’une foreuse sophistiquée creusant la roche, il a été possible de collecter 12 millions de litres d’eau de pluie dans 107 écoles primaires rurales, offrant ainsi des emplois à 1 000 villageois pauvres qui ont construit les citernes en quatre mois.

Lauréat en 1995 du prix de l’Economic and Social Commission for Asia and the Pacific (Escap) pour son action en faveur du développement des ressources humaines, et distingué en 1997 par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) pour la lutte menée contre la désertification, le Social Work and Research Centre (SWRC) de Tilonia a apporté la preuve, au cours de ces vingt-neuf dernières années, que les jeunes ruraux peuvent contribuer efficacement au futur de leurs communautés.

Désormais, l’objectif est d’étendre le succès du collège aux pieds nus hors des frontières de l’Inde. Partout où des communautés pauvres, vivant dans des villages reculés, loin des grandes villes, possèdent une riche tradition culturelle d’échange mutuel de connaissances et de compétences, un collège aux pieds nus peut être créé. De telles conditions existent dans de nombreux pays, tout particulièrement dans ceux qui sont le plus exposés à la dégradation de l’environnement, à l’augmentation de la pauvreté et à la marginalisation des jeunes.

(1) Catherine O’Brien, Le Collège aux pieds nus ou le savoir démystifié, « Education pour tous - En faire une réalité, série Innovations », Unesco, Paris, 1996. Renseignements : Mme Françoise Pinzon Gil. Unesco, 7, place de Fontenoy 75352 Paris 07 SP. www.barefootcollege.org

(2) Les écoles du soir sont autosuffisantes à 90 %.

http://www.monde-diplomatique.fr/2000/12/ROY/14612 - décembre 2000