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Phoolan Devi, Bandit Queen

dimanche 17 février 2008, par

Phoolan Devi, la reine des bandits

L’argent et la propriété sont les seuls outils avec lesquels il est possible de traverser les fossés entre les castes.

Phoolan Devi, déesse des fleurs pour l’anthroponymie, née en 1963, en prend douloureusement conscience lorsque son père, démuni parmi les démuni, spolié par un frère sans scrupules, mais habile, la marie à un homme beaucoup plus vieux qu’elle. C’est une brute épaisse.

Battue, violée, exploitée, la gamine, qui refuse ce triste sort, est enlevée par des bandits. Les Thugs, ou Dacoits, sont des hors-la-loi très populaires, qui volent aux riches pour donner aux pauvres. Ils disposent d’un solide réseau de protecteurs et d’informateurs, et le soutien des populations défavorisées est une de leurs armes. Mais ces bandits sont aussi le reflet de la société indienne : leurs meneurs sont issus des hautes castes, et ils font bien peu de cas des femmes, les négligent dans le meilleur des cas, et en abusent le reste du temps.

Même avec un statut de domestique, Poolan Devi les impressionne cependant par sa résistance, sa force de travail, sa détermination, et quittant petit à petit son statut de servante, elle devient membre du gang à part entière, puis est intronisée chef associé lorsque Vikram, avec qui débute enfin un histoire d’amour, devient chef de bande. Puisqu’il vient de tuer le leader, qui manquait de respect envers Poolan Devi, il est plébiscité par ses compagnons pour le remplacer, et lui propose, à elle, de partager ce pouvoir nouveau.

L’air de rien, c’est une révolution sociale conséquente, car Phoolan Devi, femme issue d’une basse caste de pêcheurs, illettrée, se retrouve ainsi en situation de commander des hommes de castes supérieures. Ce double tabou, ce double renversement hiérarchique, ne lui sera jamais pardonné, et déjà elle a été trop loin.

Leur complémentarité efficace fait merveille. Vikram, audacieux, charismatique, beau par-dessus le marché, galvanise ses hommes, mais ne prend aucune décision sans consulter Phoolan Devi, dont l’aptitude à interpréter les signes lui inspire un respect amoureux et supertitieux. Nul mieux qu’elle ne peut faire parler l’apparition d’un tigre, le chant d’un corbeau, la position des arbres morts par rapport à leurs évolutions sur le terrain.

Lors des opérations spectaculaires dans les villages ou sur les grand-routes, il proclame qu’il ne craint rien ni personne, et que les fourbes doivent prendre la poudre d’escampette, car c’est Phoolan Devi, réincarnation de Durga, elle-même avatar de Kali, qui préside aux destinées de sa bande.

Tout se passe pour le mieux, et la bande fait parler d’elle, jusqu’à ce que Vikram décide de payer la caution pour libérer de la prison celui qui fut son gourou en banditisme. Il y a toujours quelque part, en Inde, un maître spirituel, un initiateur. Celui-ci se révélera bien vite vénéneux, fauteur de troubles, tant il refuse la supériorité d’une femme de condition inférieure.

Lorqu’il pousse la fourberie jusqu’à assassiner Vikram, et s’emparer du pouvoir sur les hommes, Phoolan perd tout à la fois amour et protection, et retrouve sa condition épouvantable d’esclave et d’objet sexuel, jusqu’à ce que Man Singh, un ex-champion olympique de steeple chase, devenu hors-la-loi par dégoût pour les règles du monde comme il va, lui propose la formation d’un nouveau gang, le précédent ayant été disloqué par des forces de l’ordre de plus en plus mobilisées pour éradiquer le phénomène dacoït, car il remet en question avec insolence une hiérarchie qui, comme toujours, convient très bien aux nantis.

C’est une véritable guerre de tranchées, puisque le théâtre des opérations, d’une berge à l’autre de la rivière Jamuna, est un inextricable réseau de ravines, un labyrinthe propice aux fuites, aux embuscades, aux apparitions inopinées.

Championne du déguisement, des opérations audacieuses, des fuites impossibles, des provocations exaspérantes, Phoolan Devi voit sa tête mise à prix. Elle est la première à en rire, mais vit néanmoins comme une bête traquée, toujours sur le qui-vive, jamais au repos.

Vient le jour où Indira Gandhi prend le pouvoir. Cette petite femme, elle aussi, que d’aucuns prévoient de manipuler aisément, se révèle fin stratège, autoritaire, déterminée. On se rend compte que son patronyme n’est pas usurpé quand elle affirme « Il y a deux genres de personnes, ceux qui font le travail et ceux qui en prennent le crédit. Tentez d’être du premier groupe ; il y a moins de compétition ».

Dans la nécessité de faire oublier un faux-pas politique, elle décide de consacrer toute son énergie à la pacification des ravines de l’Uttar Pradesh et du Madya Pradesh, que l’opposition dénonce comme un scandale, la preuve d’un laxisme coupable du pouvoir. C’est un geste essentiellement tactique, mais dans sa ligne de cohérence, car la lutte contre les clivages sociaux, religieux, de castes, est un constant souci qui lui vaudra d’ailleurs une mort violente.

En effet, c’est un de ses gardes-du-corps, Sikh, qui l’assassine, au moment où elle mène des opérations de police très répressives au Penjab, faisant même intervenir l’armée. Mise en garde par ses conseillers, elle avait tenu toutefois à conserver, pour sa sécurité … des Siks du Penjab, réputés pour leur probité, mais aussi pour leur susceptibilité religieuse et leur promptitude à dégainer le poignard. C’est un peu comme si Margaret Thatcher, au temps du Bloody Sunday, avait persisté à confier sa sécurité à un contingent de Catholiques Irlandais énervés.

Mais Indira Gandhi n’est pas encore morte, et la figure emblématique de la villageoise de caste inférieure, révoltée par les injustices sociales, adorée par le peuple, encensée par la presse nationale, anguille insaisissable qui se joue des polices de deux états, ne lui est pas indifférente : elle tient un symbole utile pour sa politique.

Quand Chaturvedi, un policier intègre et habile, ce qui n’est pas si courant, lui propose de négocier la reddition de Phoolan Devi et ses hommes, elle lui donne carte blanche. L’homme est courageux de surcroît. Il se présente seul, et sans armes, se met à la merci de Phoolan Devi, etlui suggère de réfléchir à ce moyen de poser enfin les armes, et de gagner légalement le droit de vivre paisiblement, décemment. La vie dans les ravines, si elle a le parfum inestimable de la liberté, n’en est pas moins terriblement éprouvante, misérable. En effet, si les rapines sont fructueuses, l’argent et l’or sont distribués aux villageois, consacrés aux mariages d’enfants d’alliés ou de miséreux, au rachat de prisonniers, à l’acquisition d’armes, et c’est toujours la course, fuite éperdue, opération osée, représailles impitoyables.

Après de tortueuses réflexions, car c’est la chère liberté qui en est l’enjeu, l’impétueuse, gagnée par la confiance envers l’officier, qui a entre temps, sans barguigner, mis la famille de Phoolan à l’abri, offert à son frère un engagement dans la police, et cédé à toutes ses exigences préalables, parfois capricieuses pourtant, accepte petit à petit l’idée.

Au prix de huit années de prison, à des conditions par elle dictées, parmi lesquelles l’école gratuite pour les enfants de ses comparses, elle achète donc son amnistie.

Le concept de reddition volontaire, un oxymore si on y pense, n’est pas neuf, car déjà en 1969, puis en 1972, il a été imaginé pour venir à bout de bandes de hors la loi, par deux pur produits de la mouvance non-violente de Gandhi, dont ils se revendiquaient sans ambiguïté. La recette a donc fait ses preuves.

Le cérémonial exigé par Phoolan Devi ne manque pas de panache. Elle choisit le village, sur la place duquel une imposante estrade est montée. En treillis militaire, bandana rouge dans les cheveux, elle a fière allure quand elle dépose, devant 7000 villageois gagnés à sa cause, son fusil automatique devant un portrait de Gandhi, et une représentation de Durga, sa déesse tutélaire, pour signifier que c’est bien à eux, et non aux forces de l’ordre qu’elle se rend, qu’elle fait sacrifice de sa liberté.

A partir de là, tout va très vite, et son destin lui échappe complètement dès qu’elle disparait, fuyant les journalistes dont elle se méfie, derrière les barreaux du véhicule qui doit l’emmener vers la prison de Gwalior.

Après la mort tragique d’Indira Gandhi, en 1984, ses successeurs ne respecteront pas les engagements, et Phoolan Devi verra donc confirmé son destin de victime de l’injustice et de ses effets, désespérée de constater que peu partagent sa conviction que la parole donnée, pourtant sacrée en Inde, vaut contrat et ne peut en aucun cas être remise en question.

Mais cette fois, elle est captive, et la presse revancharde, dépitée de ne pas reconnaître la rebelle charismatique, presque irréelle, la figure mythique qu’elle a préfabriquée, a organisé, à coup de mensonges et de pièges, un lynchage médiatique qui rend impossible son évasion, son retour au maquis et aux ravins.

C’est un voyage en enfer que Phoolan va alors connaître, enrageant de constater qu’aucune des promesses n’est respectée, qu’aucune avanie ne lui est épargnée, la pire étant sans doute cette stérilisation forcée par des geôliers et leurs commanditaires, peu soucieux de la laisser semer de la graine de rebelle dans un monde qui fonctionne très bien, à leur gré, et dont l’ordre n’a pas à être modifié.

Sa peine, allongée mais enfin purgée, elle va, c’est incroyable après la campagne de dénigrement impitoyable qui lui est menée, entamer une carrière politique, qui la verra accéder au siège de députée, avant d’être assassinée à son tour, à New Delhi, en 2001, achevant ainsi le cycle d’une vie marquée par la violence, du début à la fin.

Brutalisée souvent, victime de son état de femme pauvre, illettrée villageoise, de caste inférieure, mais insoumise par nature, elle est bien plus qu’un croisement entre Angela Davis et Jesse James, une réincarnation de Kali ou Durga, un avatar oriental de Robin Hood, titres dont l’affublait volontiers la presse en un temps où la reine des bandits faisait se vendre le papier et ridiculisait les polices de deux états.

Phoolan Devi est définitivement une petite sœur de Gandhi, ni plus ni moins. A la différence de l’ascète aux lunettes rondes, qui a choisi comme arme de la désobéissance civile ahimsa, la non-violence, elle n’a eu d’autre choix, en raison de sa condition, que le fusil automatique et la clandestinité : quels autres possibles pour une femme pauvre, de la plus basse caste, sans instruction ni aucun bien ?

Avec un impact très différent, pour les mêmes raisons, ils ont néanmoins partagé la lutte pour l’émancipation avec même inflexible détermination. Gandhi oeuvrait, avec une héroïque modestie, à infléchir le sort des Indiens d’Afrique du Sud, puis du subcontinent tout entier, avec l’humanité entière en ligne de mire, tandis que Phoolan Devi ne se souciait que de son destin, ses infortunes et celles de ses proches, mais ils ont fait preuve de la même honnêteté, la même prédilection pour l’action, le même refus étonné de la parole qui n’engage pas.

Tous deux refusent de se soumettre à un loi et des traditions qu’ils estiment injustes.
La hiérarchie immuable des castes leur fait horreur. Gandhi pour l’avoir étudiée, et observé ses effets, Phoolan Devi pour l’avoir expérimentée dans sa chair. Gandhi accueille dans son ashram des représentants des castes inférieures, non par hasard, mais par choix raisonné.

Phoolan Devi, victime éprouvée de cette organisation sociale, prend part d’une façon qui reste à élucider, à une terrible opération de vengeance contre des membres de la caste des Takhurs, auteurs du meurtre de son amant, et qui se solde par un bilan sanglant de 22 victimes. Elle niera toujours son implication personnelle dans ce carnage, mais son refus obstiné d’en dénoncer les coupables sera retenu à charge contre elle, son loyal silence valant aveu. Elle ne sera pourtant pas condamnée pour ce motif particulier.

La misère et ses conséquences les révoltent tous deux. Gandhi tente d’y remédier en valorisant les savoirs traditionnels et l’artisanat, le rouet devenant à la fois un combat et un symbole, tandis que Phoolan Devi, arme au poing, redistribuer aux pauvres les roupies qu’elle arrache aux nantis.

Le pouvoir des puissants les exaspère. Qu’à cela ne tienne, ils le contestent tous les deux à leur façon, et refusent toute autorité qui n’est pas l’aboutissement d’un processus réellement, intégralement démocratique. A lire Gandhi, on croit rencontrer Etienne de la Boétie : « Dès que quelqu’un comprend qu’il est contraire à sa dignité d’homme d’obéir à des lois injustes, aucune tyrannie ne peut l’asservir. A l’instant où l’esclave décide qu’il ne sera plus esclave, ses chaînes tombent ».

Tous deux voient dans la vie communautaire la seule planche de salut : ensemble on a moins peur du loup qui guette le trappeur, dit Pierre Perret dans une chanson, précisément, consacrée à la lutte émancipatrice. Gandhi crée des ashrams où travail et ressources sont équitablement partagés, où les décisions sont prises collectivement, au terme de débats et échanges de vues fortement ritualisés. Phoolan Devi connaît, dans sa vie aventureuse, plusieurs bandes et celles qui, au fil du temps, lui reconnaissent un statut d’égale fonctionne sur un mode égalitaire : comme dans les utopies pirates du XVIIIème siècle, le butin est partagé équitablement entre tous les membres de la bande, éventuellement entre bandes ponctuellement associées, et toutes les décisions d’orientation sont prises collectivement, même si l’autorité du chef prévaut en cours d’opération. S’ils sont nommés « dacoïts », bandits, ou « thugs », hors la loi, par ceux qui les pourchassent, ils préfèrent le titre de « baghis », parce qu’ils se considèrent eux-mêmes comme des rebelles, refusant l’injustice. D’autre part, même si c’est pour des raisons pratiques et très intéressées, ces bandits romantiques organisent un véritable réseau d’entraide sociale, en gagnant le soutien des populations défavorisées et exploitées : take money from the rich hand buy the support of the poors.

Ils n’ont que faire enfin des clivages religieux, puisque Gandhi luttera énergiquement pour restituer aux Musulmans des lieux de culte et mosquées auxquels les Hindouistes traditionalistes refusent le droit à l’existence, ou qu’ils détruisent. Ce sera la cause de son assassinant par un fanatique.

Phoolan Devi, de son côté, recrute dans ses bandes successives, indifféremment, Hindouistes et Musulmans, et noue des alliances avec des bandes dirigés par des Musulmans. Le fait religieux, de toute façon, rejoint le politique, puisque beaucoup de conversions au christianisme dans le sud, à l’islam dans le nord, d’Hindouistes des basses castes n’ont d’autre motif que d’échapper au déterminisme social et économique, conséquence incontournable du système des castes, infiniment plus complexe par ailleurs que ce qu’on pense généralement en savoir en Occident.

Gandhi ne fait de référence religieuse réellement explicite qu’au texte sacré de la Baghavad Gita, long poème épique et moral, métaphore du combat entre le bien et le mal, et Phoolan Devi limite sa spiritualité à la dévotion pour Durga, déesse à qui elle fait des dons spectaculaires en déjouant la vigilance des polices lancées à ses trousses, inventant par la même occasion un concept activiste enjoué et subtil, une démarche à la fois spirituelle et politique, religieuse et ironique, inquiétante et clownesque, oxymoresque pour le dire en un mot.

Et enfin, tant Gandhi que Phoolan Devi ont conscience que l’instruction est une des clés essentielles du progrès social et de l’émancipation. Gandhi a connu tous les échelons du cursus scolaire, y compris des études supérieures en Angleterre et des expériences d’enseignant, voire de théoricien pratique de l’éducation. ¨Phoolan Devi, tantôt esclave, objet sexuel, ou dacoït, n’a jamais pris le temps d’apprendre à lire ou à écrire, et en a connu le prix. Mais tout deux, de l’envers ou de l’endroit, considèrent que le savoir est une arme, et le disent.

Dernière convergence, pas si anecdotique qu’il y parait : ils évoquent tous les deux, dans leur témoignage, le pont de Laxmanjuhla, qui enjambe le Gange en amont de Rishikesh, dans le voisinage duquel ont été écrites ces lignes.

Gandhi, lorqu’il le franchit lors d’un voyage vers Champawat, car si Phoolan Devi est voleuse de grand chemin, il a lui aussi fait de l’inlassable déplacement son territoire, et déplore au début des années quarante que l’actuelle métallique ait remplacé le vieux pont de cordes, illustration du génie traditionnel indien. Phoolan Devi, quant à elle, décrit sous ce nom une méthode d’interrogation musclée pratiquée par la police pour arracher des aveux aux brigands tombés vivants entre leurs mains.

Cette discontinuité de références dit les destinées à la fois opposées et tellement semblables de ces deux êtres qu’un combat commun associe sur le plus haut échelon de l’idéalisme concret des rêveurs éveillés et l’on se rend compte, à lire Gandhi lui-même, qu’ils sont encore plus proches encore qu’il n’y paraît : « Je crois vraiment que là où il y a le choix entre la couardise et la violence, je conseillerais la violence ». Finalement, mieux vaut se battre qu’avoir peur, affirment-ils de concert, joignant, c’est indispensable, l’acte à la parole.

Ils se frôlent jusque dans leur mort, violente, mais qui souhaiterait à de tels héros, dans un pays épique par essence, de mourir de vieillesse ou d’une indigestion, eux qui ont fait de la lutte et du chemin vers la liberté le sens de leur vie, et fidèles à l’engagement pris avec eux-mêmes ont connu tant de prisons ?

Quoi qu’on entreprenne, affirme Gandhi, quelque combat qu’on mène, et l’éducation, l’instruction, l’émancipation sont combat, « c’est dans l’effort que l’on trouve la satisfaction et non dans la réussite. Un plein effort est une pleine victoire ». Encore l’idée du chemin. Gilles Deleuze, autre penseur indispensable, nomade au sens le plus fort, lui aussi, le dit : on est toujours au milieu de quelque chose, au milieu d’une ligne, au milieu d’un chemin.

Et c’est ainsi que le but, c’est le chemin. « Ne t’attarde pas à l’ornière du résultat », conclut René Char pour nous.