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René Char et la pensée du poème

par Julien Pieron

dimanche 11 janvier 2009, par Antoine Janvier

Depuis le début, René Char accompagne les aventures de Périple. Cela fait maintenant quelques mois que la cour - et les bâtiments - sont envahis d’aphorismes de Char, issus d’ateliers qui, bien qu’organisés dans une école secondaire ’traditionnelle’, laissaient présager, à la fois dans leur forme et dans leur contenu, quelque chose de Pédagogie Nomade. De la possibilité de faire autre chose que ce qu’on pense être obligé de faire ...

Julien Pieron, chercheur en philo à l’ULg, avait participé à la soirée de conclusion de ces ateliers "René Char". C’était il y a un peu plus d’un an, en décembre 2007. On peut désormais lire et relire le beau texte de Julien (et le télécharger ci-dessous), grâce auquel nous fûmes "quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi", René Char.

René Char et la pensée du poème

par Julien Pieron (FNRS/ULg)

À Roger Claeskens

On m’a demandé de venir vous parler – et de parler avec vous – de René Char, et d’en parler en philosophe. C’est une tâche ardue, au premier chef parce que la philosophie et la poésie sont à mon sens deux modes d’existence complètement différents, qui chacun exigent que celui qui les pratique s’y engage corps et âme. On est happé par la pensée philosophique, comme on peut l’être par la poésie. Et les deux sœurs (elles sont filles du langage, du logos qui depuis longtemps est conçu comme le propre de l’homme) sont atrocement jalouses. J’ai souvent l’impression que plus je m’enfonce dans la philosophie, plus la poésie se refuse, de sorte que ne vivant plus en elle ou auprès d’elle je ne peux plus rien en dire. De la même façon, et chacun je crois en a fait l’expérience, être happé par la poésie nous rend souvent muets, quelquefois poètes, mais rarement philosophes. Et celui qui peut facilement théoriser au sortir d’un poème est souvent celui qui s’y est peu enfoncé.
Malgré toutes ces difficultés, on me demande de parler, en philosophe, de Char. Si une telle demande est possible, c’est peut-être en raison d’une singularité de la poésie de Char : elle est souvent une poésie qui pense, qui pense en pensant la poésie, en se pensant. Il y a cependant bien des façons pour un poète de penser, et la poésie n’a pas attendu Char pour (se) penser. De tout temps les poètes, ouvriers ou artisans du verbe, ont réfléchi en vers ou en prose sur leur métier, sur la meilleure façon de bâtir ou de façonner un poème, bref sur ce qui constitue – depuis l’antiquité jusqu’à Boileau, Verlaine ou Valéry – le fond des « arts poétiques ». De tout temps ont aussi existé de savants exégètes dissertant non sur la forme mais sur le contenu ou le sens de ces productions poétiques – et chaque lecteur d’un grand poème est toujours naturellement tenté par cette pratique un peu ésotérique de l’exégèse, qui est sans doute une des premières et des plus simples façons d’articuler son remerciement ou son admiration.

Mais ni l’exégèse plus ou moins savante, ni la réflexion de l’artisan, ne constituent à proprement parler une pensée au sens fort, philosophique du terme. A mon sens, ce que la philosophie peut faire de mieux, face à la poésie, c’est d’essayer de cerner non ce que le poète dit ou veut dire, mais ce que le poème accomplit en tant que poème. En d’autres termes, la philosophie doit accorder à la poésie qu’elle n’est pas – ou pas seulement – narration ou expression mais action, et elle doit cerner le mode de cette action, pour lui offrir encore plus d’ampleur. Je crois que c’est à une telle tâche que se sont voués quelques-uns des plus grands penseurs du siècle passé, tâche redoutable parce qu’elle court toujours le risque de passer à côté du mode d’action propre au poème, et de le ramener à une conception préalable de l’essence de la poésie – ne faisant ainsi du poème qu’un faire-valoir de la pensée philosophique.

Si ce type de pensée qui tente de cerner le mode d’action propre au poème est assez récent en philosophie (il apparaît essentiellement au vingtième siècle), il n’est pourtant pas une invention de la philosophie, mais bien de la poésie – et plus précisément de la poésie moderne, celle qui s’inaugure avec Hölderlin par la question «  Pourquoi […] des poètes ? », et se prolonge chez Mallarmé («  La Poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle »), Rimbaud (« La Poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant »), ou, plus près de nous, Char.

Tous ces poètes modernes sont en effet les premiers à avoir réfléchi non plus au métier d’écrire, mais au statut et à l’action propres à la poésie. L’apparition d’un tel type de pensée du poème n’est pas anodine. Elle est liée à un certain état du monde, de l’histoire et de la pensée, que je n’envisagerai cependant pas ici. Ce qui est remarquable dans cette authentique pensée du poème, c’est qu’elle s’opère le plus souvent sur un mode poétique. Elle peut bien sûr apparaître dans des essais ou des lettres rédigés par les poètes, mais à ses sommets elle se présente elle-même comme poème. La pensée du poème développée par les poètes modernes, avant les philosophes, l’est donc au double sens du génitif : une pensée qui prend pour thème le poème (l’action de la poésie devenant le véritable « sujet » du poème), et une pensée qui se formule et s’accomplit sur le mode du poème (et qui doit donc elle aussi participer à cette action propre à la poésie).

Essayons maintenant de nous engager en philosophes dans cette pensée du poème, et suivons pour cela la poésie de René Char, qui est elle-même une poésie pensante. Au risque de compliquer la donne, nous prendrons pour fil conducteur un poème que René Char a consacré à Rimbaud. Char nous y parle en admirateur et en amoureux de la poésie de Rimbaud, mais les traits qu’il choisit de mettre en évidence – faisant ainsi œuvre de critique au sens étymologique du terme : séparer, passer au crible, pour mieux faire ressortir l’essence de ce qui a été retenu – sont aussi l’esquisse d’un autoportrait, celui de Char et de sa poésie.

TU AS BIEN FAIT DE PARTIR, ARTHUR RIMBAUD !

Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Tes dix-huit ans réfractaires à l’amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu’au ronronnement d’abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as eu raison d’abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l’enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples.
Cet élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme ! On ne peut pas, au sortir de l’enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.
Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi.

De ce poème qui suit la trajectoire de l’obus Rimbaud, la fait retentir et résonner à une échelle à la fois humaine et cosmique, puis nous exhorte à accompagner son mouvement, je retiendrai quelques traits : une géographie qui privilégie le maquis et ses créatures (les bêtes, les rusés, les simples) au détriment de la capitale ou de la maison familiale, un mouvement (celui du boulet), un élément (le feu), et un refus (celui des preuves). Au risque de tomber moi-même dans l’exégèse ésotérique – ce dont je pourrais toujours me tirer en disant, non sans mauvaise foi, que puisque le poème nous parle du mouvement de la poésie, expliciter ce qu’il en dit revient à parler de ce mouvement même –, je voudrais développer quelque peu ces traits.
Le mouvement de la première strophe est le tracé d’une ligne de fuite. Par cette fuite, le poète se détache définitivement d’un lieu (la ville, qu’il avait atteinte en fuyant d’abord la maison familiale), mais aussi d’un milieu (la famille stupide et les poètes de profession). La dernière phrase résume les profits et les pertes : ce qui est abandonné avec la ville, c’est la figure du flâneur et celle du poète professionnel ; ce qui est gagné ce sont trois alliés du poète, trois figures tutélaires qui lui apportent leurs vertus : une certaine primitivité évoluant dans un milieu de douleur (enfer des bêtes), une pratique de l’habileté et de la ruse (commerce des rusés) et une innocence qui sait saluer (bonjour des simples). Ces trois vertus, nous les retrouvons dans les poèmes que Char a consacrés à la poésie, notamment dans cette anthologie de vers aphoristiques qu’il a lui-même composée et intitulée Sur la poésie (1936-1974). Atteindre l’enfer des bêtes, c’est atteindre un espace infra-humain ou infra-individuel que vise la poésie et dont elle se nourrit : « Le dessein de la poésie étant de nous rendre souverains en nous impersonnalisant, nous touchons, grâce au poème, à la plénitude de ce qui n’était qu’esquissé ou déformé par les vantardises de l’individu  ». Cet espace impersonnel est également le lieu d’une douleur ou d’un déchirement qui permet paradoxalement de faire l’épreuve de la totalité : « Être poète, c’est avoir de l’appétit pour un malaise dont la consommation, parmi les tourbillons de la totalité des choses existantes et pressenties, provoque, au moment de se clore, la félicité ». Le commerce des rusés est pour sa part l’occasion d’un apprentissage, celui d’un art de la fugue ou de l’évasion : «  La poésie sera toujours au premier chef une évasion, la geôle forcée et l’assurance que cette évasion aux longues et meurtrières foulées a réussi ». Il est aussi le pourvoyeur d’une technique de capture : la poésie n’est pas l’activité du flâneur des boulevards, mais celle du braconnier ; elle demande dextérité, précision, tranchant : « Mon métier est un métier de pointe ». Enfin, le salut des simples est ce qui offre au poète la puissance du commencement : « On ne peut pas commencer un poème sans une parcelle d’erreur sur soi et sur le monde, sans une paille d’innocence aux premiers mots ».

Si la première strophe nous arrache à un milieu pour en découvrir un autre, dont nous venons de voir en quoi il est propice à l’éclosion de la poésie, c’est seulement dans la deuxième strophe que se déploie véritablement le mouvement de la poésie, ligne de fuite et ligne de vie. De la première à la deuxième strophe, le mouvement s’approfondit ou s’intensifie, tout en se liant à l’immobilité. Le mouvement s’intensifie, au sens où il ne désigne plus – ce qu’aurait encore pu nous faire croire la première strophe – le mouvement de l’individu Rimbaud (mouvement chronologiquement datable et géographiquement situable par les historiens de la littérature), mais le mouvement du poème ou de la poésie saisie comme vie véritable. Ce mouvement, désigné par l’image du boulet de canon qui fait éclater sa cible, est sans doute d’abord un mouvement de dislocation du réel – dislocation ou écartèlement qui nous permettent de faire l’épreuve du tout, mais aussi de le féconder en y insérant du possible : «  La réalité sans l’énergie disloquante de la poésie, qu’est-ce ? ». Toutefois, ce qui est au moins aussi important dans l’image de l’explosion de la cible, c’est l’idée que le désir du poème n’est jamais flétri par la possession de son objet, puisque ce dernier éclate au moment même où il est atteint, et que tout le prix de la poésie réside dans la pureté du mouvement qu’elle accomplit et fait accomplir : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir ». A la figure du canon succède alors celle du volcan immobile dont le feu parcourt le « vide du monde » en lui offrant une douleur salutaire ou des plaies fertiles. Char écrit ailleurs : «  Le devoir d’un Prince est, durant la trêve des saisons et la sieste des heureux, de produire un Art à l’aide des nuages, un Art qui soit issu de la douleur et conduise à la douleur  ». Les nuages dont il est ici question sont, comme le volcan, à l’origine d’un ample et violent mouvement de feu, celui de l’éclair, figure centrale de la poésie de Char, qui allie fulgurance (puissance dans la brièveté), illumination, et destruction, suspens ou dislocation instantanée du réel – que l’on pourra ensuite retrouver augmenté ou fertilisé : «  En poésie, on n’habite que le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’œuvre dont on se détache, on n’obtient la durée qu’en détruisant le temps ». La première version de ce poème, inséré dans un texte sur Rimbaud, poursuivait : « Mais tout ce qu’on obtient par rupture, détachement et négation, on ne l’obtient que pour autrui. La prison se referme aussitôt sur l’évadé. Le donneur de liberté n’est libre que dans les autres. Le poète ne jouit que de la liberté des autres ».
Cette dernière remarque nous conduit à la troisième et dernière strophe du poème, celle qui introduit le « nous », la communauté secrète des quelques lecteurs qui prolongent et accomplissent le mouvement du poème – communauté nécessaire, à travers laquelle seule le poète jouit de ses conquêtes. A cette communauté, les preuves sont inutiles. Une preuve appartient en effet toujours à l’ordre de la possession stable, à l’ordre du réel non fissuré par le passage fulgurant de la poésie : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver  ». Des preuves de l’efficace de la poésie, et de la béatitude possible qu’elle charrie, les vrais lecteurs – ceux qui s’y risquent et s’y engagent en suivant librement les traces, accomplissant par là le mouvement esquissé par le poème – n’en ont pas besoin, parce que la poésie leur offre elle-même l’occasion de conquérir « l’amour réalisé du désir demeuré désir », le bonheur de la ligne de fuite qui jouit de son propre mouvement et fait exploser tout ce qui – en se constituant comme but ou preuve hasardeuse – serait susceptible de lui assigner un terme : « A chaque effondrement des preuves le poète répond par une salve d’avenir ».