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L’école du meilleur (en nous)

Dialogue sur les deux systèmes du monde, bis

par Ivana Momcilovic

mardi 27 janvier 2009, par Antoine Janvier

Dialogue sur les deux systèmes du monde, bis

400 ans après Galilée finalement à Limerlé

L’école du meilleur (en nous)

 
S’il fallait prouver sur un seul exemple que l’entretien amorcé en 1632 par le révolutionnaire de la science en des temps obscurs, Galileo Galilée, dans son livre “Dialogue sur les deux systèmes du mondes” se poursuit toujours, le mieux serait d’indiquer à celui qui l’ignore de descendre à la gare de Gouvy, dans les profondeurs des Hautes Ardennes belges, puis de faire encore 4 km jusqu’au hameau de Limerlé, à la frontière même avec le Grand-duché de Luxembourg. C’est à Limerlé, et seulement là-bas qu’il se trouvera face à un exemple authentique du soutien actuel à la théorie copernicienne de l’univers qui révolutionne toujours la science malgré les partisans nombreux et, malheureusement, toujours existants de l’immobilité (de la Terre) et de tout ce qui gît sur elle.

L’école secondaire “Pédagogie nomade” récemment fondée à Limerlé fait partie d’un projet plus ancien de coopérative et d’organisation collective “Périple en la demeure” qui, dans une ferme du XVIIIe, dans les Ardennes, réunit depuis des années déjà des programmes variés appartenant à la constellation de la philosophie, de la poésie, du solfège, de la pédagogie innovatrice, de l’éducation permanente. Ses copropriétaires (ils sont une centaine) l’ont équipée, grâce à leur propre travail et à leurs investissements commun, d’un grand four à bois, d’un fourneau pour le pain, d’un piano, d’un amphithéâtre, d’une mixette son et lumière, ainsi que de la pensée forte sur les limites du possible qui résident toujours dans “l’impossible”. Le Département de philosophie de l’Université de Liège a obtenu ainsi une “chaire” de plus dans le département rural des Hautes Ardennes, un atelier de philosophie pour TOUS, jetant les bases d’un nouveau type d’organisation et de la pensée, d’un type nouveau de la participation sociale et collective, à travers l’action et l’organisation et pourquoi pas... la création du Projet d’école différente en Communauté Française. Chose dite-chose faite, après l’observation de plusieurs écoles secondaires de type semblable en France, le projet de la pédagogie non explicative, mais chercheuse, qui offre une chance de plus à TOUS (y compris ceux qui, pour diverses raisons, étaient sortis de la norme scolaire), en pensant un nouveau rapport entre l’école et la démocratie [1] a été remis au Ministère de l’Education à Bruxelles. En se basant sur le livre théorique capital du philosophe Jacques Rancière « Maître ignorant » [2] ainsi que les expériences de la résignation politique active d’un Gandhi, par exemple, les hypothèses d’une telle école ont vu le jour : l’égalité de l’intelligence de TOUS (les élèves entre eux et tous les élèves par rapport au professeur), le processus pédagogique qui se déroule dans les deux directions (les professeurs approchent le savoir aux élèves, mais ils apprennent aussi d’eux), l’autonomie du travail, la participation active à tous les segments de la gestion de l’école (depuis la cuisine jusqu’au secrétariat, participation aussi bien des élèves que des professeurs), la non-existence du cadre hiérarchique, l’autorité réciproque, la voie vers l’auto organisation et vers la responsabilité d’un nouveau type de collectivité. En un mot, un projet d’une nouvelle dimension du philosophique, du politique et du pédagogique. En tant que tel, il a obtenu le soutien du Ministère de l’éducation et une première école de ce type “autogestionnaire“ a été ouverte en Belgique au mois de septembre dernier.

Sur le site de l’association “Périple en la demeure” qui a lancé l’initiative de l’école, on lit encore que leurs décisions sont prises par voie de “conversations socratiques” des membres associés selon le principe de la “propriété collective”

Ici se termine tout ce que nous savions avant de partir pour Limerlé. Mais ce que nous avons trouvé là-bas in praxis sous la neige et sur les versants des Ardennes est plus merveilleux que les merveilleuses fleurs arctiques qui fleurissent sous la glace et pour lesquelles Rimbaud, ardennais lui aussi, disait qu’elles n’existent pas ( « la fleur arctique n’existe pas » - poème Barbares).

Les tableaux multicolores en bois avec des aphorismes écrits à la main, des instructions de René Char pour “l’école de vie”, qui, au lieu des panneaux traditionnels de signalisation dirigent les trajets intérieurs des élèves locaux (mentionnons un – « Impose ta chance, serre ton bonheur et marche vers ton propre risque. En te regardant, ils en prendront l’habitude »), sur la façade et à l’intérieur de l’école, sont le plus bel exemple de la poétisation de la pédagogie, de ce qu’Aragon appelait, en invoquant la poésie, “le linge multicolore sur la mansarde des mots”. À Limerlé, le linge multicolore des paroles sèche partout, et dans la mansarde qu’ils ont aménagée eux-mêmes aidés par les professeurs, dans le cadre des activités libres extrascolaires, se couchent les élèves qui désirent rester dans cette école même pendant le week-end ! Entre sofas, tabourets , tables et bancs, une grande pièce commune dans laquelle les élèves réalisent en autonomie le travail en commun de la matinée, sur un des ateliers proposés et choisis (mentionnons seulement quelques uns : Vivre aux Etats-Unis, un cauchemar ou un rêve ? ; Abécédaire de l’école, selon le modèle de Deleuze). On y sert le déjeuner préparé par une équipe d’élèves et de professeurs se relayant toutes les deux semaines. [3] Le travail de l’après-midi est un peu plus “classique”, adapté au travail standard belge “strict” d’enseignement secondaire de type général et se déroule dans une des plusieurs salles-cabinets où les élèves sont confrontés au travail du groupe. L’école compte 60 élèves (les dernières inscriptions du début du semestre sont en cours) de toutes les régions de la Belgique, et même de Paris. Les notes sont descriptives et “photographiques”, elles représentent toujours l’état et n’anticipent jamais la sanction.

Mais, revenons au début même de cette longue pensée. Comment l’école dans la neige dans laquelle la température des classes ne dépasse pas 15 degrés (en attendant les subsides promis du Ministère !), tandis que , au contraire, la température de la “combustion interne” est proche de l’idéale, nous a-t-elle fait penser au dialogue de Galilée entre ses trois héros imaginaires, Salviati (l’homme sage), Sagredo (l’homme qui désire la vérité) et Simplicio (qui pense ce que les autres lui disent), et dont la radicalité du premier incarnant sois même a (presque) coûté l’inquisition à Galilée ? Pourquoi, bien entendu, les professeurs et, avant tout, les élèves de cette école nous ont-ils fait penser collectivement à Salviati du livre mentionné, donc, à Galilée lui-même, défenseur du nouveau et « d’un des deux systèmes » ?

La réponse s’impose elle-même. La lucidité et le courage du “sujet pédagogique Limerlé” contrairement à de nombreux Simplicius de notre époque, sujets qui, comme leur nom le dit ne sont pas trop perspicaces, incapables de penser de leur propre tête, et non pas de la tête de “l’Eglise”, réussit à gagner les faveurs de chaque Sagredo, “homme honnête” qui, désireux de comprendre le monde, arrive à Limerlé fournissant ainsi l’effort de sortir des pensées ancrées dans « la nuit et le désert » générale. L’éloquence des élèves de Limerlé (troisième-sixième classe de lycée, âgé de 16 à 20 ans), leur érudition, leur vocabulaire, leur dévouement aux topos de cette école, à ses projets, à son parachèvement sur le plan des idées, mais aussi sur le plan matériel, « pierral », ont fait du sujet de la nouvelle pédagogie (élève + professeur) un héros collectif Salviati-Galilée qui réduit au silence tous les Simplicius de ce monde. Il réussit, par son courage, par son autonomie et par son autodiscipline (qui s’apprend elle aussi !) à montrer que ceux qui même aujourd’hui ne croient pas que le monde bouge “prononcent des bêtises grosses comme eux” [4]
 

Tout ce que les grands philosophes de l’égalité et de l’émancipation, Jacques Rancière et Alain Badiou à travers leurs boutures ont déboisé et boisé sur les collines des nouvelles organisations sociales, de la démocratie sans guillemets, du partage du sensible, des déplacements intuitifs, du besoin des changements de places, de l’école pour TOUS – cela n’est définitivement pas lettre morte sur le papier. À Limerlé, vous serez accueillis par les contours de la grande Idée qui a trouvé sa forme dans les pierres, le béton, le bois, la terre ardennaise, dans le programme inspiré par les instructions de René Char pour l’evaporisation de la poésie et par les “révoltes logiques” de Rimbaud.

Rimbaud ne croyait pas que les fleurs arctiques existaient. Je confirme que nous sommes plusieurs à les avoir vues au milieu d’un (grand) hiver. Tu as bien fait d’être parti, Arthur Rimbaud [5] Mais nous avons bien fait, nous aussi, d’êtres venus dans ta région. Le volcan Limerlé est justement en train de cracher la lave humaine. Ensemble avec les quintefeuilles polaires. Ceux qui n’y croient pas n’ont qu’à aller le voir.

Ivana Momcilovic,
membre de l’équipe [6] de recherches scéniques autour du livre « Maître ignorant », Jacques Rancière

Janvier 2009


[1« Aujourd’hui, l ‘école traditionnelle secondaire ne contribue pas à l ‘émancipation et à l’intégration de tous dans la société. Elle produit bon nombre des exclus ». - Benoît Toussaint, professeur, membre de Pédagogie nomade, un des de co-initiateurs de l’Ecole de Limerlé

[2" Lui (le professeur qui ignore) n’enseigne pas aux élèves son savoir, il les dirige à se lancer dans la forêt des choses et des sujets, à dire ce qu’ils avaient vu et ce qu’ils pensent de ce qu’ils avaient vu, à le vérifier et le rendre vérifiable.”- Jacques Rancière

[3Encore bravo pour le rizoto à la bette et aux épinards !

[4Tiré de l’ excellent livre pour les « enfants », se rapportant à Simplicius, “Galilée et Einstein”, Françoise Balibar, édition Bayard, Petite conférence sur la science, que mon fils Kosta (11 ans) est actuellement en train de lire. Nous recommandons ce livre. Aussi bien pour les « grands » que pour les « petits »

[5Titre du même poème de René Char

[6Dans l’ordre alphabétique : François Beukelaers (acteur), Cedric Legoulven (acteur), Ivana Momcilovic (dramaturge), Anny Czupper (actrice), Liza Penkova (danseuse)