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devenir animal

dimanche 24 février 2013

« Nous autres humains sommes habitués à conduire péniblement notre vie d’un but à un autre ; nous sommes donc persuadés que les animaux vivent de la même façon. C’est une erreur fondamentale qui, jusqu’à présent, n’a cessé de conduire les recherches sur de fausses voies » (J. V. Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Ed. Gonthier, Paris, 1956, p. 48).

Le devenir animal se propose comme programme, naturellement, dès lors qu’on se souvient qu’animal, l’humain le demeure, quoi qu’il en pense, quoi qu’il en dise. Singe nu, certes, mais singe. Trop de comportements, observés avec un tantinet d’objectivité ou de distance, le répètent.
Pourquoi dès lors se contenter d’être singe, à son insu, alors que d’autres horizons se dégagent en animalité, porteur d’autant de façon d’être et de se penser ? Emportés par la dynamique, voilà que non contents de scruter nos devenirs, nous nous penchons sur ceux qu’exposent les jeunes là, les voisins. Une tique, un cafard, un marcassin, tracent leurs lignes dans la cour, trouvent refuge dans les bâtiments alentour, y construisent des abris.
Cette ménagerie est un tissu de relations, d’interactions, de sensations, qui donnent à réfléchir. Avant de détailler ce que nous percevons des êtres, il convient de s’arrêter un peu sur ce qui se produit entre eux.

Je me demande quel animal je suis… La question n’est pas saugrenue, quand on y pense. Celui-là marche depuis plusieurs jours, puisque c’est de cela qu’il a besoin. Pour faire du chemin dans sa tête, pour achever de purger son cerveau et son corps des médicaments qui le mettaient, depuis son enfance, hors de lui. La question le travaille. Il a noué des liens avec le placide, Oscar, verrat de son état, et avec Rossinante, jument récalcitrante. Il fraternise. Il s’agit de composer une famille, puisque de famille il n’a que des éclats, comme on parle des éclats de silex, des éclats d’une bombe. Il s’agit de nouer des amitiés, rares dans sa vie de bâton de chaise. Il s’agit de tracer les lignes d’une généalogie rassurante. Il s’agit de trouver un confident pas trop bavard : tant de choses à raconter pour les exorciser. En écrivant « il s’agit » on note le rapport avec l’action. C’est tout un travail de trouver son animal totem, les rites d’initiations des peuplades dites primitives en témoignent mieux que les simagrées du dimanche après midi des mouvements de jeunesse.
Sa question résonne. Raisonne. Ce sont des animaux qui s’ignorent qui grouillent ici, qui marquent leur territoire, qui jouent les rapports de domination et de soumission, qui tracent les lignes de leurs errances, qui fouissent à la recherche d’on ne sait quoi, pour dissimuler on ne sait quoi. A bien y regarder, celui-là est bien une tique patiente, celle-là une chatte énervée, celui-là un marcassin désorienté, cet autre un chien de prairie. Et voilà une taupe. Une fourmi. Un bourdon.
Il y a, sur le métier, un ouvrage qui se tisse : des relations, des interactions, et la curiosité d’aller voir ce qui se raconte dans les livres des éthologues, des biologistes. Le dessein de Darwin apparaît un peu carré, cette histoire d’évolution régie par la compétition, la survie du plus fort, mieux adapté. Des voix s’élèvent : et si la coopération n’était pas la véritable clé ? S’imposeraient alors les espèces qui acceptent, travaillent, développent la cohabitation pragmatique. A tous les niveaux d’organisation du vivant, il semble que seuls survivent, et se survivent, les associations à avantages et inconvénients réciproques et partagés.
C’est don du côté des interactions qu’il faut aller fouiner. Le vieux mot « commensal » surgit. Il désigne cet animal qui s’invite à la table d’un autre, avec ou sans son accord, et partage le repas, sous la table éventuellement, puisque c’est le meuble convivial et nourricier qui a permis de forger le vocable. Quand l’hôte est humain, le livre parle de synanthropie, et l’idée du latin glisse au grec. Quels animaux se frottent ainsi à l’être humain, intéressés ? Les rats, pigeons, mouettes et goélands, les corbeaux et les hirondelles, le pou, le cafard… Mais nous avons assez observé l’être humain pour savoir que même s’il feint de l’oublier, il est animal. Nu, peut-être, mais singe, fondamentalement. La variante est donc superflue, inopportune, et le commensalisme suffira, surtout si l’on note que le commensalisme ne cause pas de préjudice, le poisson pilote l’illustre à suffisance : il ne nuit pas au requin, pas plus que l’hirondelle ne nuit. Elle ne dérange que le dérangé qui ne veut pas qu’on salisse sa façade ou le toit de sa voiture, mais ça, c’est une maladie.
Ecartant le parasitisme, nous voilà entre symbiotes, en association à caractère obligatoire ou non, et à avantages et/ou inconvénients réciproques et partagés entre partenaires avec bénéfices dûment répartis, au profit de la nouvelle entité mixte émergente. L’intestin humain, par exemple, contient plus de mille espèces de bactéries sans lesquelles la digestion serait un véritable problème. La symbiose entrevue comme un état à atteindre, en ce qui nous concerne, avec les voisins, là, débarqués de la détresse et pas débarrassés d’elle, comme des voyageurs trop fatigués pour ôter leur manteau, leurs chaussures. Car le parasitisme est aux aguets, toujours, affamé lui aussi.
Voilà une tique. Elle ne connaît que trois mouvements. Se hisser sur une branche, et la parcourir jusqu’à la lumière. Attendre le signal olfactif qui lui donnera le signal du mouvement, de la chute. S’agripper au corps du mammifère qui passe, trouver la zone moins velue. S’y enfoncer, sucer le sang, s’en gaver, et enfin pondre. La fascinante bestiole peut patienter des années et des années, attendre l’occasion, et la saisir. Son hôte s’apercevra-t-il seulement du larcin cannibale ?
Ce gamin donne la leçon. Son devenir animal est naturel, instinctif. C’est ainsi qu’il organise sa survie. Ses survies, pourrait-on dire, car devenir, ce n’est pas substituer un état à un autre, c’est ajouter une couche d’être, une multiplicité de couches. Devenir animal n’est pas se transformer en animal, une histoire de contes de fées. Pour saisir l’idée, il faut se délivrer de la croyance en une nature humaine, que la tradition philosophique s’efforce de séparer de l’animalité, capturant l’homme dans un pli identitaire aliénant. Admettre que l’humain, si tout va bien, a des rapports animaux avec les animaux, tout comme l’homme de Néanderthal, par exemple, avait lorsqu’il chassait un rapport animal avec les animaux, afin de détecter leurs proies, de lire leurs signes.
Devenir animal, c’est devenir sensible au monde parfois très restreint de l’animal, aux affaires de territoires, qui sont définis par des séries de lignes, de couleurs, de postures, renvoyant, c’est notable, à la naissance de l’art, et savoir qu’un territoire ne vaut que par le mouvement dont on en sort. C’est choisir d’être attentif à un double système de signes : ceux qui sont reçus, ceux qui sont émis. C’est demeurer aux aguets, constamment.
Devenir animal, c’est devenir meute, car on n’est plus jamais seul. Et face à la tique, c’est devenir gazelles. Trop rapides pour que le bond du patient insecte soit efficace, et trop nombreuses pour que la harde soit infestée. La mâchoire du piège ne se referme pas sur la meute. Tout au plus elle arrache une patte, bientôt rongée.
En somme, il s’agit de penser un animal en devenir dans un monde singulier, sur le plan naturel exclu des soucis quotidiens de l’existence humaine