Accueil > Maison Deligny > actualité de la maison deligny > autres nomades

autres nomades

jeudi 28 février 2013

Il est de bon ton, dans les salons, les colloques, les congrès, et même dans les bureaux, de plisser le front gravement, de froncer le sourcil, quand on évoque le nomadisme institutionnel.
C’est quoi, cet oxymore ? C’est ainsi qu’on y désigne la situation de ces jeunes à la dérive, réfractaires, insoumis, inéducables, que tout le monde finit par refuser. Ils rebondissent, en cascade lamentable, de famille d’accueil en institution, de services psychiatriques en centre fermé, et n’arrêtent jamais leur ronde. Ce mouvement spiralaire ne produit rien de bon. Ça coûte la peau des fesses. Le seul terme, c’est la majorité du gamin, de la gamine, signal de l’éjection. Déjection.

Ah ! Ce nomadisme inverse, puisqu’aucun horizon n’est jamais en vue, aucun chemin n’est jamais parcouru, qu’il préoccupe les têtes pensantes !

Et voilà qu’arrive ce gamin. Refusé partout. Il a besoin de véritable nomadisme. De chemin. De vent, de poussière, de fatigue, de rencontres. On les lui fait vivre, mais c’est un travail à temps plein. Il est un véritable trou noir d’énergie et de patience. Il avale tout. C’est nécessaire pour régurgiter la saloperie chimique dont on le gave depuis qu’il est tout petit. La marche, qui a encore d’autre vertus, le purge, lentement, pas après pas.
Deux jours de repos, c’est la rechute, les chaises qui volent, les injures, les menaces, les couteaux brandis. Alors on marche encore.

Il se transforme. Tout le monde le constate, même lui. Mais c’est tellement fragile, précaire, provisoire, inachevé. Tout le monde, même le psychiatre qui l’a drogué insiste : il faut continuer ainsi. Le minimum sera pour lui la confiance née de l’exploit. Car une grande marche, c’est pas rien. Celui qui n’a jamais avalé les kilomètres par centaines, dans le gel, la neige, à la recherche chaque soir d’un abri de fortune, ne peut rien en dire. Il doit avoir la modestie de se taire, d’admettre qu’il ne sait rien.

Abri de fortune, c’est là que ça coince. On peut comprendre l’intérêt pédagogique de l’absence de confort, on peut se souvenir des cyniques des temps anciens, des stoïciens. Mais il faut aussi se donner les moyens de pousser ce travail prometteur jusqu’au bout. Quand l’addition, dûment acceptée par l’autorité mandante, est présentée au grand financier, il secoue la tête, latéralement, aussi gravement que lorsqu’il constate, statistiques à l’appui, les méfaits du nomadisme institutionnel. Grand seigneur, il consent à lâcher la promesse de quelques piécettes : pas même de quoi rémunérer un petit quart-temps, lorsqu’on a retiré les frais d’équipement, de nourriture, de déplacements. Cela, pour cent quarante heures de boulot par semaine, de combat, parce que même la nuit est un défi, même sa bonne humeur est épuisante.

Ces quelques uns, qui ont marché avec le grand, car il a grandi, s’est redressé, se regardent, médusés. Bah, on a fait un mois pour pas un rond, ce n’est pas la fin du monde. Mais c’est un mois un peu plus costaud, qui s’ajoute à dix autres, pas paisibles non plus, pas rémunérés non plus. Ça fait beaucoup.

Bon, le grand, on va pas le mettre dehors. Mais le souci de soi impose de ne pas donner autant, sans retour, sans reconnaissance. On va tenter de gérer ça autrement.

Fiasco, évidemment. Il n’avait que commencé à se vider de sa méchante colère, elle est encore là, intacte, et surgit à nouveau, au bout de trois jours. Il s’en va. On ne fait rien pour le retenir. On n’a pas de nouvelles, mais on suppose que la ronde a repris. Plus une marche qui va quelque part, qui vient de loin. Non, ça s’appelle « nomadisme institutionnel ».

Et là haut, dans les colloques, les congrès, et même les bureaux des hauts étages, gravement, on se tient le front…