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fragments et miettes

mardi 2 avril 2013

Au bout du réel, il n’y a pas grand’chose à dire. Seuls l’idéalisme, la vision optimiste et la quête de l’absolu incitent à la construction totalisante, à la prolixité, qui vire souvent au bavardage, signe d’anxiété. La pensée matérialiste tourne court, happée par le fragment, qui est une tentative de captation du réel, dont on n’arrachera jamais que des bribes et des lambeaux, parce qu’il est lui-même discontinu, tout comme nos vies.

Montaigne ouvre la voie au XVIème siècle, avec les Essais, entreprise morcelée, éclatée. Au siècle suivant, La Bruyère et La Rochefoucauld inaugurent réellement l’écriture par bribes, suivis par Joubert, Chamfort. Nietzsche représente, au XIXème siècle, un régime d’écriture qui vaut le détour : le doute et le pessimisme inclinent au texte éclaté, à la fracture. Schoppenhauer offre une œuvre coupée en deux : littéralement hétéroclite : d’un côté un livre énorme, et à l’autre bout une myriade de petits morceaux. Kierkegaard collectionne les miettes, destinées à laisser passer deux ou trois lueurs de sens, en une page ou deux. Ce sont des essais au sens strict, des tentations, des départs, des parcours sans but fixé à l’avance. Ecrits sans volonté précise, ils dessinent la trace minimale, non appuyée, d’une méditation. Ne se pose ni en amont, ni en aval, la question de leur réussite ou de leur originalité. Ils sont des exercices, et l’important réside plus dans leur écriture que dans le résultat ou la signature. L’écriture de Fernand Deligny opère en bombe à fragmentation, sur le mode de l’aphorisme, de l’anecdote, du portrait, de la ritournelle, du zig-zag. Elle se fait araignée tissant une toile obstinée.

Les modalités d’écriture de la miette et du fragment sont elles-mêmes diverses et insaisissables. La dérive laisse aller le texte comme à vau-l’eau, à partir d’un courant apporté par un élément germinateur, non analysé, qui se prête à des expansions, des variations, des dévoiements. Le dépli part d’un mot, que l’on ouvre sous toute ses facettes. L’excursion, à l’image de la mouche et de ses trajets sinueux, se déplace autour de quelques miettes, et son trajet, qui n’est pas forcément hésitant, exprime la patience, l’obstination, la nécessité de l’indirect. La variation part d’un énoncé opaque, ou du moins dont le sens paraît incertain, et offre un pluriel de sens plutôt qu’une signification close. Le contraste joue sur les oppositions à l’intérieur d’un paradigme, introduit dans le langage la possibilité d’une logique autre, incluant par exemple la contradiction.

Tout fragment doit bien s’achever, d’une façon ou d’une autre, et rejoindre le silence. Le risque rhétorique est plus grand dans la clausule que dans l’amorce du texte. Mais en faisant proliférer les fragments, on multiplie les fins et par là même on les banalise. Le texte peut s’éteindre doucement, sans éclat, sans héroïsme : pas de sortie claironnante, pas de conclusion définitive, pas de morale. Tout au plus une pirouette pensive en guise de chute. Dans le vocabulaire du vin, on appelle « déboire » le goût désagréable qu’une boisson laisse dans la bouche. Pareillement, il faudrait inventer quelques mots, pas uniquement péjoratifs, pour désigner la trace rémanente que laisse dans l’esprit la lecture d’un fragment.

La séparation des fragments oriente la lecture, elle la détermine en invitant, parodoxalement, à aller plus loin.

Mais ces illustres précédents et ces distinctions stylistiques ne sont pas indispensables pour pratiquer ce mode mineur de la pensée philosophique. Il suffit d’une approche en amateur attentif, d’un bout de papier et d’un peu d’encre. C’est le ton que nous avons choisi de donner à ce second volume des carnets de la Maison Deligny, au printemps 2013.


ce texte est largement inspiré de Duchesne et Leguay, les petits papiers, Magnard, 1991