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tant va la cruche à l’eau

dimanche 29 novembre 2015

La parole a ceci de fluide qu’elle a le pouvoir, en s’écoulant, de remplir un récipient. Vient bientôt le moment de la goutte qui le fera déborder. En cas d’inondation, c’est le vase, dit l’expression, qui n’en peut plus. Et en situation de logorrhée, qu’est-ce qui fuit ?

La question est de mise, au quotidien, à la Maison Deligny, tant ce trait de caractère est commun aux gamins qui arrivent là : ils causent, ils causent, jusqu’à l’essoufflement, au vertige. Ils bavassent et bavardent plus vite qu’ils ne pensent, et au détriment même de leur pensée. Ils bruissent comme les feuilles d’un peuplier dans le vent.

Les amateurs de psychanalyse boiront à cette source avec délectation : les gamins vident leur sac, ouvrent les vannes de leur inconscient, se divulguent… à condition de ne pas baisser pavillon, de ne pas s’obstruer les tympans pour échapper au flux. D’autres jugeront normal que ces gamins, par le langage, inventent les vies auxquelles ils n’ont pas eu droit, et même encore plus. Bien sûr, mais une parole peut être vide, fabulatrice, et normale en sus, là n’est pas la question.

Un brin d’observation informe que toutes les situations ne sont pas égales : en présence de certaines personnes, présentant vraisemblablement un intérêt particulier, incarnant un prestige ou l’autre, puisque les gamins sont deux, la compétition est féroce, les discours se superposent, et s’annulent, ils deviennent inaudibles, mais brouillent toutefois toute conversation. Ils le savent, ce n’est donc pas de communication qu’il s’agit, du moins au sens linguistique. D’autres humains ne suscitent en revanche que peu de paroles. Au premier rang des « élus » figurent les nouveaux venus, les visiteurs.

Il s’agirait donc plutôt d’une lutte pour occuper un territoire. C’est la guerre et les mots sont des munitions. Il s’agit de prouver, d’établir son existence, son droit à être là, à être considéré. Je parle, donc je suis. Ne fais pas attention à ce que je dis, mais vois comme je cause. En rafales serrées. Ça mitraille ferme.

On est loin du dialogue. Il est donc superflu de participer, pas nécessaire même de manifester quelque intérêt. Pour y échapper, il suffit de s’éloigner, déborder, au sens propre, et on revient à la cruche du début. La Maison Deligny, suffisamment vaste, permet à foison ce déplacement indispensable. Car il faut comprendre ce qui se joue : tu parles pour me dire que tu existes, et en choisissant de me soustraire à la démonstration, je reconnais sa validité : ça va, j’ai entendu que tu es là, rassure-toi : la preuve, je m’éloigne.

Un enseignant, plus ou moins captif comme les élèves, n’a pas ce loisir, le gamin, puisqu’il est scolarisé, celui-là, malmène allègrement toute une équipe éducative. Son journal de classe en témoigne, car lui aussi déborde, et il se pourrait qu’à la longue, le petit se fasse éjecter de l’école pour avoir voulu, avec persistance, faire savoir qu’il était là, et parce que le prof ne pouvait pas, ça ne se fait pas, sortir du champ sonore.

L’inflation langagière produit, à la longue, son retour de manivelle. Tant de mots flottent dans l’atmosphère qu’on en vient, pour soi-même, à préférer de plus en plus le silence, à s’y prélasser avec délectation, y voyant à l’occasion l’application de la parole du sage « si ce que tu as à dire n’est pas plus beau que le silence, alors tais-toi » .

Bon sang, que ce silence fait du bien. Jusqu’à ce qu’il devienne un jour, à son tour, symptomatique : de quoi parle-t-il, ce silence ?