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si ça devient un livre...

... ça ressemblera peut-être ? ceci

mardi 12 février 2008, par

Introduction

C’est le fruit d’un périple en Inde, essentiellement au Rajasthan et en Uttar Pradesh, deux états plutôt ruraux, à la culture traditionnelle vivace. Le premier cohabite avec les sables du désert, le second avec les pics des Himalayas.

Le voyage est une ligne brisée qui relie des expériences éducatives hors-normes, au coeur du triangle "émancipation - culture traditionnelle - nouvelles technologies".

Ces carnets de voyage privilégient la prise, au sens mécanique du terme, plutôt que la prise de tête. A raison d’un article par jour, ils s’efforcent, par touches légères, d’habiter le pays et les gens, dans leur chorégraphie, pour ensuite, progressivement, se focaliser sur les projets éducatifs, les acteurs, leur philosophie, avant de tracer, en guise de conclusion provisoire, le plan de ce que peut être une école occidentale qui se nourrit de ces acquis.

Le tout est éclairé, comme en contre- chant, par une figure angélique qui passe, un petit homme à lunettes avec un rouet.

Le texte ne suffit pas à rendre compte de ces univers désarçonnants. Aussi il s’organise en dialogue avec croquis, dessins, photographies, qui lui donnent l’épaisseur nécessaire et entrent en résonnance, point par point, avec lui.

L’intelligence des vaches

Placide, elle déambule, indifférente aux sifflets, aux cris, aux klaxons, aux obstacles humains, et trace sa ligne, attentive à l’inattention des marchands. A l’affût de la distraction, elle repère avec assurance la boutique un instant délaissée par le commerçant, et grapille là une pomme, là une botte d’épinards, qu’elle subtilise, narquoise, d’un coup de langue expert.
Il y a, dans la réaction du marchand spolié, un subtil mélange de fatalisme atavique, de colère amusée, et de joie aussi, puisque le don est un bon karma, particulièrement à qui ne s’embarrasse pas de quémander. Le coup de bâton et l’invective qui suivent sont purement formels.
Et la vache imperturbable poursuit son chemin patient, sa pêche aux bonnes occasions. Parfois, elle rumine longuement les nouvelles du jour, abandonnées sur la chaussée après avoir emballé quelque victuaille.

Nourrir les fourmis

Chaque mercredi, chaque vendredi, Papoo, vagabond minutieux, parcourt le désert. Son sac contient un mélange de farine et de sucre. Courbé vers le sol, il repère les colonies de fourmis et les saupoudre généreusement du nutritif nuage. C’est un rééquilibrage. Papoo est conscient d’écraser involontairement, tout au long du jour, quantité d’insectes. La provende qu’il distribue rachète ces micro-meurtres quotidiens.
Pourquoi ? Indian culture : it’s a good karma.
Le geste est essentiel au point que dans les temps de disette, Papoo nourrit les insectes avant de songer à sa propre famille.
Et on comprend que la piécette que le pauvre dépose dans la main du plus pauvre relève de la même nécessité. Je te donne parce que c’est bon pour moi, même si je possède peu.

L’impertinence du babouin

Il arrive au petit matin, par les toits et les terrasses de préférence, et gagne un poste d’observation d’où il pourra scruter les humains dans leur étrange animation, leur énigmatique manie de faire des nœuds. Sa posture, à la fois pensive et indifférente, ou souverainement contemplative manifeste sa quasi-humanité.
Quand il montre sa jaune dentition, la mimique fugitivement menaçante, machinale presque, rappelle le sourire de ses cousins, dont l’origine n’est pas si claire.
Et c’est dès qu’il se met en mouvement, devient ligne bondissante et souple, que sa supériorité s’étale au grand jour : il n’est empêtré ni par le vêtement, ni par les convenances, ni par le souci du qu’en dira-t-on.

Un chaï à deux balles

Le chaï, dans cette boutique balayée par les nuages de poussière que soulèvent les camions, est servi dans une humble et élégante coupelle façonnée à la main dans la terre rougeâtre, puis cuite au soleil.
Il n’en est que plus savoureux, et les épices qui crépitent dans le palais entrent en résonnance avec la douceur du lait et l’âpreté du thé.
Trois gorgées suaves et le bol est vide.
Jette-le, intime le commerçant, d’un mouvement du menton.
L’addition s’élève à 2 roupies.
Combien pour le thé ?
Combien pour le lait ?
Combien pour le feu, les épices, le boutiquier ?
Et combien pour le geste du potier accroupi qui aligne par centaines les petits bols qui ne connaîtront qu’une seule fois le bonheur des lèvres, pour un triple baiser brûlant ?

Débarrasse-toi de tes choses sûres

Dans la cantine, les murs nus sont noircis à hauteur d’homme par le frottement des corps, délimités en dessous par ce qui est accessible à l’humain, au-dessus par ce qui échappe à son contact.
Le cuisinier veille jalousement à la propreté du lieu et éponge les tablettes avec un bout de torchon grisâtre, balaie le sol, accroupi, à l’aide de joncs liés, quand il ne s’asperge pas à grande eau.
Ça ne l’empêche en rien de se moucher par-dessus les chapatis qui se gondolent sur la plaque chauffée, de cracher là on l’on peut cracher.
Mais si tu franchis le seuil de son antre obscur, ôte tes chaussures, et souviens-toi que la règle vaut partout où tu pénètres. En cas d’oubli, le rappel à l’ordre claquera comme un coup de fouet, et mettra les choses au point.

Atchaa

Le plus souvent, l’éternuement, irrépressible, s’impose : un ouragan précédé de peu par l’un ou l’autre spasme respiratoire, un chatouillis impérieux du côté de la narine, et aussitôt il déferle, emporte tout sur son passage, propulse des particules plus ou moins spectaculaires dans une explosion intempestive et sonore.
Atchaa, c’est un peu le ralenti maîtrisé de l’éternuement, l’étendue plane au lieu du relief abrupt. La paisible interjection marque toutes les nuances possibles de l’approbation, éventuellement teintée de doute, de scepticisme, ou de joie, simplement.
S’ensuit alors un silence méditatif que brisera peut-être le sifflement sec d’un crachat, ou l’éclat d’un éternuement, physiologique cette fois, et non plus intellectuel.

La voix et la baguette

Les enfants ne vont pas tous à l’école. Nombre d’entre eux, particulièrement les fillettes, sont indispensables à l’économie familiale. Tout au long du jour, elles accompagnent deux ou trois chèvres, une vache, les guident à la voix et à la baguette d’un buisson à l’autre.
Ou alors elles assurent l’approvisionnement en eau, de la maison à la pompe, de la pompe à la maison.
Et les enfants qui fréquentent l’école ont fort à faire pour échapper à la vigilance du maître, qui a pour fonction, à la voix, à la baguette, de les ramener vers les classes, tout égaillés qu’ils sont dans la cour ou ses environs, sous un buisson ou près du point d’eau, où les attire la promesse de la fraîcheur.

Les vaches regardent à droite avant de traverser

Le plus souvent la trajectoire de la vache s’inscrit dans la ligne de la circulation. Les véhicules la contournent par la droite, par la gauche, indifféremment. Et dans son indifférence à elle aussi.
Mais lorsqu’elle doit traverser, à coup sûr, c’est à droite qu’elle regardera d’abord, en un majestueux et indolent mouvement du cou. Et, s’engageant sur la chaussée, elle actionnera le balancier pour porter son regard vers la gauche.
Le voyageur, éduqué à d’autres routines, intègrera plus difficilement qu’elle cet élémentaire réflexe de circulation routière, et ne s’épargnera ni le coup de klaxon de l’automobiliste ni le claquement de langue résigné du pousseur de rickshaw, qui arrivent toujours du côté où il ne les attend point.

Han

On dirait tantôt un gémissement retenu de douleur modérée ou de plaisir mesuré, tantôt un soupir d’aise. Parfois simplement un souffle.
Mais ce ne serait qu’une demi-affirmation si la syllabe ainsi expirée n’était accompagnée d’un dodelinement chaloupé et latéral, qui ressemble à l’expression d’un refus un peu gêné, d’une dénégation embarrassée.
Mais point du tout. Le mouvement n’est ni semi-circulaire ni répété. Il rapproche le menton d’une épaule, puis de l’autre, comme si son auteur voulait chasser un chatouillis de son cou, sans que se modifie l’orientation du visage.
C’est bien un geste qui autorise, confirme, approuve, acquiesce, et le plus souvent remplace, s’il ne l’accompagne, le soupir décrit plus haut.

Matin, soir

La hâte nonchalante du troupeau est la même le matin, lorsqu’il gagne le pâturage, que le soir, retour à l’étable, pour la traite et une brassée de fourrage.
Qu’une gamine accompagne en chantonnant ses deux chèvres ou que le berger, grave et sérieux, guide ses quarante brebis, c’est la même histoire qui se répète. Il y a troupeau dès qu’est dépassée l’unité. Et il y a deux façons de le mener, symétriques, car entre elles s’étire sa ligne, et complémentaires.
C’est la vache qui a le port le plus noble, la corne majestueuse, qui trace la route, et toutes suivent, tendant longuement le cou dans la direction qu’elle emprunte, ou la chèvre la plus haute, la brebis la plus fière.
Et derrière, la gamine, la femme, le berger, doivent à peine poser leur baguette sur le dos des retardataires : la ligne ne sera pas brisée.

Jouer aux billes

Mises à sécher au soleil sur une pierre, sur un muret, les billes sont bientôt cuites et prêtes à l’emploi. Leur sphéricité est approximative et la ligne qu’elles dessinent sur le sable s’incurve.
Pour les propulser, les gamins posent index et annulaire, écartés, sur le sol, et tendent le majeur comme une catapulte. On a peur qu’il se rompe. Le tir déclenché par la détente est fulgurant, sa précision est redoutable.
Lorsque les billes s’entrechoquent, elles rendent un son mat et creux, mais jamais n’éclatent.
A la fin de la partie, les gamins ont une pensée reconnaissante pour la chèvre délicate qui a déposé, en pointillés, matière à jouer : ses crottes.

Ecrit sur le sable

Le sable a cet avantage : surface horizontale non solide, plan modifiable à souhait, il s’offre à perte de vue comme support, écritoire, planche à dessin.
Une baguette, ou le doigt, ou un caillou effilé, tracent leur sillon, ordonnent le grain.
Lignes fantaisistes d’un jeu de marelle, esquisses de topographie, calcul, poème, animal fabuleux, cosmographie, mythologie, généalogie… Le langage en signes et en images pallie efficacement les difficultés de la traduction des idées en mots adéquats.
Et tu peux même, suprême avantage, écrire sur le sable des idioties car bientôt la brise les effacera.

Cochons

Les cochons sont furtifs et obstinés : ils mettent leur nez partout. Ils n’appartiennent à personne (qui en voudrait ?) et l’idée de les manger n’effleure pas.
Affectés de leur gré à l’entretien et à la propreté de la voirie, ils effectuent le dernier tri, déjections comprises, de ce que ne convoitent ni les vaches ni les chiens, vagabonds eux aussi.
On comprend qu’ils n’ouvrent pas l’appétit.
A la fois sauvages et domestiques, ils occupent un entre-deux intéressant, dont ils fouillent du groin si ce n’est de la truffe les zones limitrophes, sans délicatesse.
Qu’a bien pu faire une âme pour mériter tel avatar ? Et surtout, comment quitter cette peu enviable condition ?
On ne le sait point.

Ghats

Dans les esprits, les escaliers sont conçus pour l’ascension. D’où le verbe escalader. C’est oublier que jadis les échelles étaient des ports. Le mot escale s’en souvient.
Les ghats s’alignent en degrés parfois interminables, et descendent vers le fleuve ou le lac, sacrés comme tant d’êtres et de choses.
Gare à celui qui oublie d’ôter ses chaussures et met leur cuir au contact de leur éternité pétrifiée.
Ils n’ont que faire des crues, des décrues, et allongent ou rétrécissent leur plongeon au fil des saisons qui dessinent leur ligne de flottaison.
On est amenés à les remonter, prière ou bain achevés, sauf si c’est notre dernier voyage qui nous a mis à l’eau.

Chien (galeux)

Le chien n’est pas cet animal de compagnie, choyé souvent à l’excès, que nous connaissons.
Dans l’indifférence générale il traîne son ennui, cherche sa pitance, gratte ses puces, lèche ses plaies, se reproduit à qui mieux mieux, de croisement en croisement, jusqu’à se multiplier en une espèce de non-race unique.
Comme dans toutes les contrées il est invoqué lorsque la colère et le mépris imposent une injure définitive. Et quand suit, comme un diagnostic, l’épithète « galeux », pas besoin d’imagination pour illustrer le propos. L’animal évoqué, en son cuir pelé, dort là tout près dans la poussière, ou promène sa langueur de l’autre côté de la route, et tire son plan.

Ritournelles

Les gamins, les gamines, n’usent pas leur fond de culotte car c’est assis par terre qu’ils reçoivent la leçon du maître.
Ils n’impriment pas en leur mémoire le parfum de l’encre, le crissement du la plume, le froissement du papier, car c’est sur l’ardoise qu’ils tracent à la craie chiffres, lignes et lettres. En revanche ils font provision de mélodies : c’est sur le mode de la récitation chantée, interminable ritournelle, quasi incantation, mantra, qu’ils fixent les apprentissages.
Et leur corps, instruit au contact des autres corps, dans l’inévitable promiscuité, grandit dans la confiance tranquille en l’autre.

Festival des cerfs-volants

Dès le petit matin les musiques et les chants s’entrechoquent entre soleil et vent. Il y a plus de monde sur les toits et les terrasses que dans les rues et sur les places.
Le bleu du ciel pétille de cent couleurs et si on tend l’oreille on perçoit le frémissement du papier froissé. C’est celui qui, tendu sur de légères baguettes croisées, flirte avec la brise, attentif et soumis ses soubresauts, et n’a de cesse d’échapper à la main qui, au bout de l’invisible fil, le maîtrise.
Et, miracle, on dirait que pour une fois les humains ne font pas de noeurs et que le nylon, le coton, tissent les lignes d’un fluide réseau. L’éther absorbe en nombre les esquifs presqu’aussi légéers que lui et les promène en ses lointains azurés.
La plupart cependant joncheront bientôt le sol, déchirés, désarticulés. Ou encore, et c’est plus réjouissant, épouseront les épines pour donner aux arbres un caractère aérien que contredisent leurs racines enchevêtrées.

La fluidité du temps

Le temps qui passe pour un tyran en nos contrées affairées et pressées fait figure ici d’allié, de lointain cousin affable et bienveillant, d’ami distrait mais sûr.
Il trace une ligne distendue, comme en pointillés, entre maintenant et l’instant que tu attends.
Dans dix minutes, peut-être quinze, le courant reviendra, ou l’eau, je raserai ta barbe, tu auras ta monnaie, le chai sera prêt, j’allumerai le feu pour cuire les chapatis, le bus partira, ou il arrivera.
Dans dix minutes, peut-être quinze, le fruit sera pressé, mais la gentillesse paisible et le sourire désarmant, c’est pour tout de suite et ça rend savoureuse l’attente.
L’hindi participe à cette idée élastique et circulaire du temps, puisqu’il ne connaît qu’un mot pour dire hier et demain : kal.

Etre bête

L’infinitif du verbe être a la valeur conjuguée du passé et du futur.
Le singe, la mouche, le rat, la vache ou le paon sont humains au passé et au futur eux aussi.
Cet homme sera, ou a été, la vache qui se sert à son étal ou suit le cortège du mariage. Cette femme sera, ou a été, le singe qui s’invite au marché et perçoit la gabelle sur la passerelle suspendue. Puisqu’ils sont conscients de ne pas être figés en leur état de bêtes, les animaux n’en sont que plus humains : coquetterie, espièglerie, roublardise, attitudes et comportements.
Et c’est ainsi que s’établit, entre vivants de tout poil ou plume, une fraternité bienveillante et respectueuse, dont seuls semblent exclus, pourquoi ?, les mulets. Chargés comme leur nom l’indique, ils purgent, le temps d’une vie, une douloureuse pénitence.

La cloche

La colche, quand elle est musique ou prière, ne rend pas le même son que lorsqu’elle se fait autoritaire. Sa matière diffère également.
Quand le soleil se couche et se confond avec le plan de l’horizon, la ville tout entière lui souhaite bon repos et espère son retour à l’aurore , en agitant gongs, clochettes, bourdons. Du temple le plus menu, niche dans le creux d’un mur, au sanctuaire imposant, c’est la même ritournelle sonore et sacrée qui résonne en tous les points de la cité.
Et pour rassembler les enfants à la fin de la récréation, le choc d’une ferraille contre un tronçon de rail ou un bout de tôle fait l’affaire : prie pour ce que tu veux mais travaille pour ce dont tu as besoin.

Fierté nomade

Les Gadia Lohar appartiennent à la caste des forgerons. Comme tous les Rajpoutes ils cumulent les nobles attributs : fierté à toute épreuve, antique purification par le feu, passé de redoutables guerriers, ascendance divine, influence incontestable, beauté ténébreuse.
Depuis quatre siècles, depuis que leurs ancêtres ont tout quitté pour laver l’affront d’une défaite contre l’envahisseur moghol et la prise de leur berceau, la ville de Mewar, ils campent dans le nomadisme.
C’est ainsi qu’ils vivent dans de lourds chariots de bois, dont le modèle immuable traverse les siècles, car le mouvement lui aussi exige une forme de constance, de stabilité.
Ils attisent leur foyer avec des soufflets en peau de chèvre qui propulsent, avec l’air, comme une mémoire du chemin.
D’autres encore se déplacent de village en village pour donner des représentations théâtrales. On dit que de leur lignée descendraient les Roms d’Europe, et tous les nomades de la pensée, qui manient comme une arme de feu des idées.

Vous voulez douter ?

L’échoppe est minuscule, comme souvent.
Ici, ni bijoux, ni textiles, ni colifichets. Pas davantage de fruits, de légumes, et rien à manger ni à boire. Pas de livres ou de disques, ni de photographies. Pas de cuir, pas de métal, pas d’électronique, ni de fleurs.
Mais le vendeur parle un peu français, avec un grand sourire un accent savoureux, le tout sur le ton chantant qu’adopte si souvent le texte appris.
« Encens, huiles essentielles : ça le fait ! Il fait froid ! Comment allez-vous ? »
Il achève sa tirade avec une question qui interloque, et rappelle que sans doute la philosophie est née en Inde : « Vous voulez douter ? »
Elle résonne longuement avant que l’esprit se reprenne et corrige ce que l’oreille a perçu : l’homme te propose du thé.
Mais quel point d’interrogation !

Le bilinguisme

Le bilinguisme, en Inde, est une seconde nature qui souvent se détriple.
Outre le dialecte local, comme le marwali au Rajastha, l’Indien parle hindi, comme son nom semble l’indiquer, ou le bengali, avec la même remarque incidente.
Mais l’histoire a voulu que l’anglais s’impose tant comme langue véhiculaire, commerciale, médiatique, que comme langue enseignée. Qui ne l’a pas appris à l’école en a saisi les rudiments au contact des touristes, du moins dans les lieux qu’ils fréquentent : la rue est une école.
Cet anglais cependant est loin d’être académique. Tous les touristes ne sont pas passés par Oxford ou Cambridge et le baragouinent à leur mode, et les Indiens donnent par leur acccent une couleur exotique à ce pidgin oriental, que parfois les anglophones captent avec difficulté. Ils peinent à reconnaître leur idiome, qui s’est ainsi émancipé de l’ancienne puissance coloniale : ironique mise au point.

Que l’école qui est école devienne autre chose…

… pour que ce qui n’est pas école devienne école.
La ressemblance, en matière de travail social, réside dans la différence, ou plutôt la diversité.
Hors de l’école gouvernementale, détestable héritage de la colonisation anglaise, dressage, lavage de cerveau, punition corporelle, les projets éducatifs qui se distinguent par leur cohérence inscrivent l’instruction dans le cadre général du développement.
C’est ainsi que l’école ouvre ses portes au public non scolaire, perpétue et valorise les savoirs traditionnels, édifie dispensaires, pharmacies, organise un service de micro-financement, construit une salle de spectacle, des espaces de rencontre, une bibliothèque…
Aucune ligne ne démarque le monde de l’école, la vie des apprentissages, ni dans l’espace, ni dans le temps.
Gandhi ajoute que ni le genre ni la caste ni l’argent ni la religion ne peuvent nuire à l’égalité, devenir obstacles à la porosité.

Ecoles de la nuit

Bergère, porteuse d’eau, éducatrice des plus petits, elle est trop occupée tout le jour pour aller à l’école.
Et puis, éduquer une fille, c’est cultiver une plante dans le champ du voisin, dit le proverbe. C’est déjà bien assez de la dot à réunir.
Pour elle, et aussi pour le gamin, domestique ou manœuvre, à la tombée du jour s’allume la lanterne, alimentée par une batterie elle-même chargée par l’astre qui vient de se coucher sans prévenir derrière l’horizon.
Le maître a les pieds nus, et pas de diplôme. Désigné par la communauté villageoise et non par le gouvernement, formé par le collège aux pieds nus et non par une école supérieure, chaque soir il accroche la lanterne pour trois heures, et c’est dans les yeux des enfants serrés autour de lui qu’il voit luire ses reflets, ligne circulaire en pointillés lumineux.

Mariage

Le jeune marié, vêtu comme un prince de sang, très digne, semble paisible et un peu distant. Son cheval lui aussi paraît vivre l’événement avec un calme détachement.
Pourtant c’est tonitruant !
Devant eux, les petits porteurs de lanternes sont fort affairés par le cordon électrique qui relie leurs lumignons et encercle une foule en mouvement, qui danse sur la musique de l’orchestre ouvrant la procession : percussions autoritaires, cuivres plus hésitants, et un clavier amplifié.
Quand la petite troupe exaltée fait halte sur une placette, chacun se jette sur un bol de lait brûlant, parfumé aux amandes, à la vanille.
Et le courant ?
La ligne qui relie le dispositif aboutit à un groupe électrogène, qui fume et crachote sur un rickshaw juste derrière le marié.
Son épouse, elle, est occupée ailleurs.

Soyez vous-même interprète de votre entreprise

L’ashram, inspiré par un gourou, maître à penser plus ou moins directif, est en priorité le lieu de la vie spirituelle. Mais celle-ci impose d’activer tous les centres d’énergie, et c’est pourquoi la journée y est découpée, cloisonnée en moments de prière, de méditation, de yoga, de lectures, de jardinage et de travail social, entre autres d’éducation.
L’association dont le développement est au centre du plan privilégie l’éducation, et c’est ce souci qui mène à la diversité des activités et des préoccupations.
De l’extérieur, ça se ressemble. Comment s’y retrouver ?
Regarde le mur ; si le portrait épinglé est celui du gourou, tu es dans un ashram. Si c’est Ganghi, tu es dans une école. Et les divinités, tu les retrouves dans l’un et l’autre, car on est en Inde, quand même.
Same same but different.

Le poème du monde

En Inde comme partout ailleurs, la modernité tend à briser la ligne dynamique qui unit les lieux et les gens.
A la fois matrice et empreinte, un territoire produit ceux qui l’habitent et en même temps il reçoit la trace de ceux qui s’y habituent, un peu comme on porte un vêtement : il nous donne un genre et on le déforme.
Sans cette relation réciproque, le lieu n’est plus qu’une abstraction cartographiable, un topos.
Les villes se ressemblent toutes. Mènent encore, obstinés, le combat d’arrière-garde, les espaces ruraux, plus vastes et plus peuplés ici qu’ailleurs. Ils continuent à chanter le poème du monde, comme le nommaient les anciens. C’est cette musique qui donne naissance à quelque chose de différent. C’est elle qui crée une chorégraphie.

Aparigraha

Détachement, dénuement, délestage, dépouillement, désintérêt, dédain, décrassage…
La même particule inaugure tous les vocables qui tentent de cerner aparigraha, un préfixe qui n’abolit pas le hasard.
Grand retour à l’essentiel, à l’instant. Pas besoin d’un quintal de blé dans le grenier si deux kilos suffisent à nourrir la famille et l’invité, ni d’une voiture quand les pieds sont vaillants, ni de trois vêtements quand on n’en peut porter qu’un seul à la fois.
Nul ne surnage avec son bagage, et le Gange charrie indifféremment les cendres de qui a beaucoup ou peu possédé.
Pas besoin de posséder pour jouir, et ce qui a du prix ne s’enferme pas dans un coffre. C’est savoir être à soi, être soi-même sa propre cause, et aussi pouvoir s’abstraire des appétits terrestres et vains.

Tolstoi

Tolstoi est une figure emblématique, un apôtre de la lutte non-violente. Ses frères d’armes, si on ose s’exprimer ainsi, at travers des siècles et des lignes de la géographie, ont pour nom La Boétie, Thoreau, Gandhi.
Désobéissance civile, anarchie organisée, égalitarisme sourcilleux, détermination à toute épreuve, refus catégorique de courber la tête et de prendre les armes les caractérisent.
Gandhi a lu avec passion « le royaume de Dieu est en vous » et « le résumé des évangiles, ce qu’il faut faire ». Les deux hommes ont entretenu une correspondance suivie, et partagent, entre autres, la perplexité à propos de la Tour Eiffel, érigée à Paris à l’occasion de l’exposition universelle : « à quoi peut bien servir ce machin prétentieux ? »
Préférant les constructions qui font sens, Gandhi a baptisé « Ashram Tolstoi » la communauté qu’il a créée en Afrique du Sud, là où il a mis à l’épreuve pour la première fois ses principes pédagogiques, qui seront approfondis plus tard au Gudjurat, au « Satyagraha ashram ».

Satyagraha

Satya est vérité.
Agraha est force.
Ahimsa, ou non-violence, est une seconde nature chez Gandhi. La résistance passive était une arme nouvelle et efficace contre un pouvoir dominateur, nettement supérieur en force, militaire notamment.
Satyagraha, en sanskrit, désigne le moment de l’obstination dans la recherche de la vérité. Dans l’outillage conceptuel de Gandhi, puisé entre les lignes de la Bagavad Gita, c’est un combat déterminé, qui nécessite un processus ascétique d’autopurification : jeûne et retrait du monde par le silence, ainsi que la rédaction et la signature d’un engagement.
Le swaraj, gouvernement par soi-même, est la règle : sois ta propre cause.
Il arrive que le combat, pour lequel l’argent est la chose la moins nécessaire, aboutisse à un compromis. Il faut s’en contenter, si celui-ci marque un progrès sur la voie du succès.
Les satyagraha de Gandhi lui ont valu, maintes fois, d’être moqué, injurié, molesté, jeté en prison, et jamais il n’a jugé le combat achevé : une idée qui triomphe court à sa perte.

Ne rien faire pour que rien ne soit pas fait

Les pauvres ! Il faut faire quelque chose pour eux !
Et j’ouvre un orphelinat, et tu crées un école, et il construit un hôpital… pour les pauvres, les enfants, les femmes, les castes inférieures. Et ce sont des fonds occidentaux, inspirés par un louable altruisme, ou le souci d’acheter une bonne conscience, qui feront tourner la boutique, gérée avec l’efficacité lucide d’une Allemande, un Français, une Américaine…
Une toute autre approche, orientale celle-là, et chinoise pour le coup, fait appel à la propension : laisser advenir et intervenir avec parcimonie. A bien y réfléchir, c’est la méthode universelle préconisée par Joseph Jacotot, à l’usage d’un tout autre univers.
C’est bien l’élève et non le maître qui doit retrousser ses manches. Et il est un piètre éducateur, ajoute Nietzsche, celui qui n’apprend pas à l’élève à se passer de lui.

Une religion ouverte

Dieu étant partout, et toutes les images se valent pour le dire.
Les studios de Bollywood ont créé de toutes pièces, en 1960, une déesse de fiction. Le film a rencontré le succès et Santoshimata a rejoint, dans un panthéon officiel déjà surpeuplé, les milliers de divinités qui l’y attendaient. Un jour de la semaine lui a été consacré, dédié.
Cela ressemble à un jeu ? Lila est la déesse du jeu de la vie, et il faut s’y soumettre.
Cela ressemble à un rêve ? Maya est la déesse du rêve de la vie, et il faut s’y plier.
L’Hindouisme est une religion non problématique. Il me suffit de fabriquer un dieu à la mesure de mes désirs, puis de déclarer que ce qui m’advient est sa volonté.
Tirer mon plan comme je pense devoir le faire.
Si les autres agissent différemment, ce n’est pas mon affaire. On verra plus tard ce que dieu nous réserve.
Gandhi ajoute qu’une religion englobe toutes les autres, c’est la religion de la vérité…

Ashram

Le mot désigne l’ermitage d’un ascète ou celui d’un maître à la tête d’une école religieuse. Il peut s’agir d’un sage qui réside avec quelques disciples ou bien de l’équivalent hindou d’un monastère, comprenant des écoles, des chambres pour les invités, des services médicaux et autres institutions charitables.
L’ashram dépend pour son existence de contributions volontaires individuelles, ou de celles provenant de la communauté marchande.
Le personnage central de l’ashram est le gourou qui mène une vie simple et disciplinée consacrée à la méditation, à l’étude et à l’enseignement.
Les ashrams sont décrits dans la mythologie hindoue comme des lieux utopiques où règnent la sagesse et le Dharma, la loi socio-cosmique. Les fils des destins individuels s’y entrecroisent et tissent la toile d’un devenir collectif idéal, calculent le rééquilibrage des forces qui régissent le monde.

Sadhus, ou babas

Ces ascètes se sont retirés de la vie du monde, renonçant à leur caste, à leurs biens et au pouvoir dans le but de se consacrer à la réalisation de l’absolu. Ils occupent une place particulière dans l’échelle des valeurs hindoues. On les considère comme supérieurs aux prêtres, la renonciation valant plus que tous les rites et les cérémonies.
Dans son apparence, le Sadhu s’inspire des images de Shiva avec sa chevelure emmêlée et son corps couvert de cendres. Comme celles du dieu, la barbe et la chevelure des sadhus ne sont ni coupées ni démêlées. Ils marquent leur front de trois lignes faites de cendres ou de pâte de santal.
Ces stoïciens errants voyagent sans trêve d’un lieu sacré à l’autre, emportent en leur maigre bagage quelques images ou objets sacrés.
Au terme de leur vie nomade, au cours de laquelle ils auront contnuellement entretenu le feu, la méditation, la prière, ils ne seront pas brûlés mais enterrés, généralement en position assise, en un site qui deviendra objet de culte.

Karma

Selon la loi de ce concept fondamental de la spiritualité hindoue, chaque action, chaque pensée, produisent des effets correspondants, leur somme décidant du devenir de l’individu qui s’intègrera au cyle infini des transmigrations ou en sera soustrait, franchira la ligne de la délivrance suprême, le moksha.
Les karmas passés influencent le destin de l’être dans cette vie ; leur somme totale peut être rééquilibrée par de bonnes actions et auront leurs effets dans cette vie ou les suivantes.
Le meilleur karma est celui qui évite l’ornière du résultat, qui est accompli avec le dédain du fruit de l’action.
Et qui juge le bon, le mauvais ?
Pas toi ni moi : juger est un très mauvais métier. Plutôt balayeur que juge ! L’Inde ne manque ni de balais, ni de bras pour balayer.
« Tout est manifestation de Dieu, rien n’est bon ni mauvais, chacun recevant le résultat de ses pensées » peut-on lire, en lettres anglaises, puis en hindi, sur le frontispice d’un ashram.
Quoiqu’il en soit des suivantes, c’est bien en cette vie qu’il faut prendre soin de son devenir.

Turban (pecha, pagri, safa)

Le turban noue sa ligne comme une écriture. Bandit ou prêtre, artisan ou commerçant, chacun choisit et enroule la longue étoffe avec le souci du sens. C’est donc bien, plus qu’un simple couvre-chef, un code à décrypter, à l’instar du sari des femmes.
Sa couleur, qui peut varier au fil des saisons et des événements, se réfère à une caste, une ethnie, une religion, ou est un signe régional, allusion à telle royale famille.
Le chamelier adopte un drapé particulier. Il n’est pas le seul.
Sa longueur peut dépasser vingt mètres et est indice d’aridité, puisque déroulé, il est utilisé pour tirer l’eau du puits, parfois profond.
Les hommes du désert l’emploient comme fourre-tout, et en extraient au besoin pipe, miroir, argent.
Il se fait guerrier lorsqu’il dissimule sous ses plis un métallique arrondi, une calotte d’acier propre à endurer les coups de sabre.
La complexité de ce système variable de signes polysémiques et d’usages fait la joie du commerçant : on a toujours besoin d’un turban.

Mobile

Le panthéon hindou continue à s’élargir par un processus de synthèse et d’absorption, et depuis belle lurette, il fait appel à l’image pour se donner à percevoir. C’est ainsi que les dieux ont adopté figure humaine, et que leurs accessoires ont fait sens à leur tour.
Les partis politiques eux aussi, et pour la même raison, signifier aux yeux d’un public illettré, ont recours aux images et aux métaphores.
Une main ouverte, en signe de protection, une fleur de lotus, symbole de sagesse, pour les plus importants d’entre eux. Une bicyclette ou une bouteille de gaz pour les plus confidentiels.
Une nouvelle divinité est apparue, qui ne quitte que rarement la poche ou la main de l’Indien dans le vent. C’est son téléphone portable.
Volume réglé au maximum, il tonitrue les sonneries originales, transmet des bouts de films, photographie à tout va. Il semble d’ailleurs être petit à petit devenu accessoire indispensable de qui prend la pose au bord du Gange.
Quel dieu est-il, au bout de la ligne, l’interlocuteur de ce dialogue ininterrompu ?

Comme un gourou

Tout dans sa posture, son attitude, son discours, sa voix, dit l’autorité naturelle.
Sa famille est puissante et respectée, et il a choisi de s’asseoir aux côtés des plus humbles, à même le sol.
Le sol en question, il l’a creusé, à la dynamite d’abord, puis avec l’outil traditionnel quand il a compris que le travail aussi doit être partagé, puis a construit les citernes pour recueillir la précieuse eau de pluie, abondante deux mois de l’année, absente les autres, et pourtant vitale.
Aujourd’hui, s’il délaisse l’outil et parcourt le monde pour semer des graines de collèges aux pieds nus, c’est parce que le plan conçu trente ans plus tôt en contenait les possibles germes.

Code de conduite des collèges aux pieds nus

  travailler et vivre à proximité de la communauté rurale
  créer un espace pour une évolution personnelle créative et constructive, sans discrimination politique, religieuse, de caste
  assurer l’égalité des genres
  croire dans le processus démocratique sans pour autant se compromettre dans les plans des politiciens
  évaluer les capacités des gens par leur volonté d’apprendre non par leurs diplômes
  croire dans la loi du pays et chercher la justice sociale par des moyens non-violents
  respecter les savoirs collectifs et traditionnels, l’histoire, les croyances, les pratiques de la communauté
  s’engager pour la préservation des ressources naturelles et ne rien faire qui les détruise, en abuse ou les exploite
  utiliser les technologies appropriées pour soutenir la communauté et ne pas encourager les technologies qui privent les gens de leur pouvoir d’agir
  être un exemple personnel d’adhésion au code de conduite

D’une Inde l’autre

Rencontrée sur la rive du Gange, la voyageuse québecquoise explique que pas bien loin de chez elle, deux rivières se donnent rendez-vous à Chikoutimi, ce qui signifie, dans l’idiome indien local, affluent. Y coule le fleuve Shakné, ce qui se traduit par Dieu.
Ganga, le fleuve, est une divinité, dont le lieu de naissance est Deoprayag. Prayag, c’est l’affluent. Deux torrents de montagne y unissent leur tumulte glacé et les ghats connaissent des vagues et des embruns qui annoncent l’issue océane du cours divin.
Tout ceci laisse à penser que Christophe Colomb, ce matin de 1492, ne se trompait point, et posait bien un pied génois, l’autre espagnol, tous deux catholiques et intéressés, les natifs en pâtiront, sur le sol des Indes. Le pluril est important.

Swaraj : du fil à la trame

Gandhi n’a jamais posé la main, ni même le regard, sur un métier à tisser, ni sur un rouet. Mais il est à la recherche, pour l’Inde, du swaraj, l’autonomie, et de tout ce qui peut aider la péninsule à se débarrasser de l’écrasante misère de ses masses.
Il suit le fil de sa pensée.
Trouve un rouet relégué dans l’oubli
Il faut apprendre à filer
Trouve un fileur, l’écheveau
Il faut apprendre à carder
Trouve un cardeur, le peigne et le râteau
Il faut apprendre à tisser
Trouve le tisserand, le métier.
Le chemin est long : fabriquer l’outil, maîtriser le geste, renouer avec la tradition, creuser la niche entre les industriels, les exportations, les lois du marché et des modes, et, accroupi, l’ouvrage remis sur le métier, vêtir un pays, et non le moindre, du khadi.
C’est l’exemple de ce que peut une initiative pour faire vivre une technique dans un pays tout entier. L’histoire des techniques doit ménager une place à ces sauts brusques dans l’évolution, dont le passé offre peut-être plus d’exemples qu’on ne le croit.
Le rouet est un cercle qui produit de la ligne. Il habite pleinement chaque point du fil tendu entre l’outil et le symbole. Il a tout du concept. Ou plutôt, le concept est rouet. Celui-ci figure sur le drapeau indien, où un humble objet cette fois fait la nique aux dieux.

Autres ghats

Le prêtre de service, ou son auxiliaire, aux allures de fonctionnaire assermenté et bougon dans son uniforme pastel, sont beaucoup plus soucieux de ton offrand, en l’espèce sonnante et trébuchante, de ta donation libre mais sollicitée avec insistance, que de ton pied, nu ou chaussé.
Cour des miracles, marché informel, bain public, rituel avant le pèlerinage vers les sources, hommage à la rivière, aux dieux, méditatoire, dortoir, les ghats sont tout cela à la fois.
Commerce de fleurs, boulettes de farine, colliers, piécettes, statuettes et effigies, emballages recyclés en tapis pour y poser tes fesses.
Un peu plus loin, en aval, ce sont les eaux usées qui dégringolent en cascade grasse les degrés dans les ruelles obscures et privées, pour rejoindre le courant.
Une ligne invisible semble séparer ce fleuve utilitaire de l’autre, sacré, mais les détritus se mêlent aux offrandes pour suivre un cours identique, et bien malin qui pourra dorénavant les séparer.
Que filtrent donc les stations d’épuration construites pour rendre au fleuve quelle pureté ?

Bhayia

Namaste ! « je salue ce qu’il y a en toi de divin », le bonjour qui dit aussi la bienvenue a des allures mystiques et graves qui contrebalancent le ton enjoué et affable. Quand il sonne « namascar » il se teinte d’un réel respect.
Apostrophe second en fréquence, mais équivalent en poids spécifique, « Bahyia » octroie le statut de frère à qui on l’adresse, pour proposer ou demander un service, interpeller, alerter, amuser…
Les deux mots sont un programme, un plan, une conception de la vie, des rapports avec les humains et le sacré, un condensé de civilité quotidienne et de courtoisie qui font plus que mettre de l’huile dans les rouages sociaux, mais en instillent, goutte à goutte, dans la lampe qui éclaire le monde.

Un peu de soleil dans la nuit

A la lueur d’une lanterne solaire, les craies grésillent. De petites mains d’enfants, parfois fatiguées par une longue journée de travail, les font danser sur une ardoise couleur nuit, elle aussi.
Comme chaque soir, ils se retrouvent à l’école une fois chèvres, vaches ou buffalos rassasiés et rentrés dans la cour de la maison.
On s’installe dans le fond de la classe, eux suivent la dictée en nous jetant des regards curieux et amusés. Ici, où l’obscurité règne, les sourires qu’ils nous offrent en bouquets éclairent plus que la lanterne…
Notre visite est une fenêtre sur le monde, une partie du monde que ces petites bergères et petits bergers ne connaissent pas et ne connaîtront sûrement jamais.
Les questions affluent. Comment c’est chez vous ?

Chez nous, c’est tellement loin…

Sur le pont de Pushkar
On y passe, on y repasse…

Ici, certains racontent que le lac autour duquel la ville s’est construite est né d’une larme du dieu Brahma. Son eau est dès lors sacrée et accueille quotidiennement bon nombre de baigneurs venus s’assurer un bon Karma.
Le pont, ayant les pieds dans la sacrée eau, est pour sûr lui aussi sacré. C’est pourquoi personne ne s’y aventure en chaussures.
Par respect ou par contamination mystique, le touriste imite et veille à se dénuder les pieds pour traverser.
Mais quand vient la nuit, que tous les singes sont gris, que le pont et ses alentours se désertent et que les pierres se font fraîches à frôler nu pieds.
A l’abri des regards, le touriste parfois s’arrête, se disant que dans le noir il peut tricher en toute impunité.
Certains alors se déchaussent quand même, d’autres pas et traversent en courant, ou sur la pointe des pieds, (c’est moins gave) la conscience tranquille ou quelque peu agitée.
Brahma doit bien rire et non plus pleurer…

Les gamins des rues

Ils sortent de partout, les pieds nus battant la crasse et la poussière, petits gars et petites filles des rues.
Arrivant de leur tente, comme chaque matin, ils observent et interpellent les touristes de passage qu’ils imaginent, à raison, les poches bien remplies de roupies.
Chacun déploie alors sa tactique pour harponner, retenir et séduire.
Certains ont bien compris qu’une fois la pitié éveillée dans le coeur de leur sauveur, chamboulé par ce triste tableau de pauvreté, il ouvre ses poches et tend la ou les roupies qui le libéreront de ce fardeau de misère en lui donnant bonne conscience.
Baraguinant bonjour, ça va ? dans toutes les langues, l’école de la rue ne leur apprend ni à lire ni à écrire mais la débrouille et à grandir bien plus vite que leurs os.

A l’école avec Pooja

Ce matin, vers neuf heures, nous avons accompagné Pooja et ses deux petits frères sur le chemin de l’école. Au coin d’une ruelle, une petite porte bleue avale des bambins en uniforme marron à grandes bouchées.
C’est l’entrée de l’école.
On s’y infiltre, suivant nos guides.
Il fait sombre.
A l’étage, on entend raisonner une prière chantée en cœur par des enfants.
Pooja et ses frères prennent l’escalier étroit pour aller mêler leurs voix au cantique.
A l’entrée, à peine visible depuis une petite pièce sombre où danse la flamme d’une bougie, la directrice nous accueille et nous fait nous asseoir à ses côtés. « Il n’y a pas d’électricité aujourd’hui » nous dit-elle dans un anglais très indien.
L’heure du début des classes sonnée, elle nous guide à travers les huit classes où une vingtaine d’enfants, entassés sur des tapis leur ardoise sur les genoux, se lèvent pour nous dire good morning sous les ordres de la bonne femme.
Sévère et plutôt autoritaire, l’éducation dispensée dans cette petite école privée semble être le reflet de beaucoup d’écoles où travail rime avec silence et obéissance …
Les enfants sont menés à la baguette, heureusement, la promiscuité qui pourrait nous sembler oppressante, permet de chaleureuses taquineries et de chouettes complicités. Bouffées d’air salutaires dans cette atmosphère parfois un peu austère.

Les fous…

Ils font partie du monde, comme nous tous, et y ont leur place, naturellement, avec les autres gens, les chiens, les singes, les vaches…pas chez nous.
Les hôpitaux qu’il faut remplir n’ont pas encore été construits partout, ici on ne cache pas les estropiés, les miséreux, les illuminés, les handicapé, les fous.
Dans les rues, sur les bancs, dans les boutiques, les bus,…les gens parfois tellement différents se touchent, se parlent, rient, se heurtent… pour créer un touchant mélange humain dans lequel chacun est ingrédient, doux, épicé, amère, sucré, commun ou original mais sûrement indispensable à la délicieuse recette.

Une matinée sur les bancs de la ganga valley school

Des petits bouts aux grands yeux assis sur des petites chaises plus grandes qu’eux répètent en cœur les noms de fruits et de légumes que leur maîtresse leur montre. Pas plus hauts que trois pommes, ils épellent en anglais puis recopient chaque mot dans leur cahier.
Ce matin l’électricité est partie… on laisse la porte ouverte sur la rue pour laisser entrer la lumière. Le chien, compagnon quotidien, s’est installé sur le seuil, en gardien bienveillant de tous ses petits écoliers.
La séance d’anglais terminée, tous prennent leur cahier de calcul.
Les doigts alors se lèvent puis se replient, se comptent, s’additionnent, se multiplient pour effectuer les opérations notées au tableau noir.
Dans la classe d’à côté qu’un mur sans porte sépare de la première, une vingtaine de bambins, plus petits encore, chantent la suite des chiffres de un à dix. Quelques plus grands reprennent la chanson des petits, certains discrètement et d’autres pas du tout, sans s’en rendre compte…
La maîtresse essaie de récupérer leur attention mais ils sont jouettes… et d’ailleurs le chien adore ça et n’hésite pas à réclamer son lot de jeux et de caresses…

Femmes hors de la foule

Il arrive parfois que le sari multicolore et léger, pour voir sans être regardée, se soulève. Dans ce geste s’offre la beauté lumineuse d’un sourire, plus étincelant encore que les bijoux qui l’entourent.
En une évidente gentillesse naturelle, les femmes invitent alors à boire le chaï. Sourires encore. L’une est en cuisine tandis que les autres, espiègles et rieuses, regardent les visiteurs incongrus, qui ne parlent pas leur langue. Silence. Regards. Sourires encore.
Elles sont plusieurs à vivre ainsi, ensemble : femmes, filles, mères, tantes, veuves ou futures mariées… invisibles en place publique, souriantes recluses domestiques.

Marcher dans le désert au crépuscule

Sous les pas, le sol se meut sans cesse. Pour une fois recherchée, la dureté ne dure et la ligne courbe et incertaine que trace la marche bouleverse les repères terrestres. L’obscurité naît et l’immense s’étend en ombres croissantes : arbustes, buissons, dunes, champs, montagnes…cependant que le marcheur devient fourmi fourbu, particule minuscule d’un paysage qui le dépasse. Avalé par l’absence de limites, il se sent flotter, voler, prit de malaise dans cette apesanteur nouvelle.
Il reste alors la Lune, dernier repère dans cet équilibre perdu.
Mais celle-ci avec l’homme tangue, se riant de son vertige d’être à terre.

Entre chien et loup

Chaque soir le soleil est célébré, tant pour être remercié d’avoir brillé tout le jour que pour qu’il ait envie de revenir le lendemain. A cette heure sombre, les arbres et arbustes forment une chaîne d’animaux improbables qui escaladent la montagne. C’est le moment où les chiens deviennent loups. Dans la journée, ils habitent un coin de trottoir, se lèvent pour grignoter quelques déchets de biscuits ou miettes de fortune, ménageant au maximum leurs efforts de déplacement. La place est étroite sur la chaussée à côté des hommes arrogants qui circulent sans cesse et des animaux : vaches, mulets, chèvres, chevaux… tous plus grands qu’eux. Mais le soir, lorsque tout ce beau monde déserte pour trouver le sommeil, alors là, la place est libre, la ville est à eux, enfin ! Mais ce que l’on possède un court instant n’est jamais assez grand et c’est la guerre canine qui s’ouvre, les cris fusent, les hurlements détonnent. Et le brave chien timide qui ne levait pas même le sourcil quand une cheville passe, se transforme en loup.

La saveur du quotidien

Comment l’écolier se lève - t’il juste à temps pour être à l’heure à l’école ? Et le conducteur de chariot pour le marché aux légumes ? Qu’est-ce qui dit aux marchands que le moment est venu d’ouvrir leurs échoppes ? Puis qu’il est temps de ranger, de rentrer, de fermer boutiques, cahiers et yeux ?
Ici le son des cloches n’indique pas le défilé des heures et encore moins des minutes, il célèbre le lever du soleil et son coucher mais « What time is it exactly » ? On ne le sait.
Alors on invente des repères :
« Rendez-vous au coucher du soleil » Un peu avant, un peu après. C’est aussi lui qui dit :
« Quand je suis entre deux montagnes et que j’asperge le Gange, c’est le milieu de la matinée ». C’est ainsi que l’on vit au rythme des besoins, des envies, du silence et du bruit, suspendus, « chanti, chanti » sur la ligne entre la lumière et la nuit.

Quand tu sauras porter trois jarres

Lui, il t’est promis depuis ta naissance, ce jour maudit où tes parents ont su qu’ils devraient payer pour t’avoir fait fille. Tu ne le connais pas, il ne te connaît pas. C’est le père, la mère, l’oncle, la sœur qui vous ont choisi. D’autres disent qu’en fait, c’est Dieu puisqu’il a depuis longtemps tout écrit. Ce ne sera pas l’amour, c’est une entreprise, un accord de partis auquel vous n’avez pris part, ni toi, ni lui. Les journaux content les femmes maltraitées, esclaves, brûlées, par l’autre famille que l’on dit « belle » pourtant. Si le sati a pris fin, l’image de la veuve qui participe au bûcher de son mari te glace encore les sangs rien que d’y penser. Alors, bien que déjà au travail, tu t’attardes dans l’enfance, pries ton corps d’être lent à grandir, faible à travailler. Car quand tu sauras porter trois jarres, tu seras mariée.

Avec les mains

Elle attend sereine et patiente au coin des rues peu visitées. Ayant repéré la femme, elle s’approche, salue et propose ses soins. La touriste, si elle est tentée, ne le montre pas encore…Introspection rapide en question : « Est-ce une arnaque ? Suis-je assez propre ? Combien cela va coûter ? Qu’est-ce que je décide ?... »
Si elle se laisse finalement séduire, la pâle étrangère garde sa réserve. L’autre l’invite alors chez elle. Les prénoms sont échangés, prémisses délicates avant le contact intime. Rapidement, la cliente se retrouve dévêtue, dans une chambre sombre où passe parfois un petit garçon, une jeune fille. Un instant, elle pense à son sac et ses vêtements qu’il serait si facile de lui dérober, la laissant alors ridicule et désappointée. A ce moment là, Parvi pose ses mains chaudes sur elle et c’est la confiance qui prend le dessus, s’étalant entre elles comme l’huile parfumée.

Sur la terrasse

Sur la terrasse, le regard s’éloigne et embrasse tout ensemble. Les heures passent dans une solitude qui surplombe le mouvement.
Qui a-t-il à voir ? Tous. Marchands, touristes, baba, singes, fous et atrophiés.
Qu’y a-t-il à regarder ? Le Gange, qui coule paisible, piqueté nonchalamment par la présence des cormorans noirs, sorte de vautours affinés d’aspect tranquille…Sont-ce là les mouettes d’ici ? Les rochers emmerés forment des trous où l’eau devient mousseuse et rapide, poursuivant sa course au-delà des obstacles.
Le silence qui règne sied au solitaire sur sa terrasse, pourtant il sent l’appel de la foule et en elle, le désir violent d’être soi. Que faire alors ? S’éloigner ? S’approcher ? S’apaiser et se réunir soi-même ? Poursuivre l’écoute de soi et choisir d’être l’heure qui passe et s’oublie, l’oiseau qui ne vole pas, le rocher qui subit ou le Gange, mobile et tenace, qui se fait à tout cela sans se départir de lui…

Saraswati

Aujourd’hui c’est le printemps. C’est le printemps et c’est férié.
Onze enfants sans autre famille que l’école sont assis dans la classe autour d’un l’autel éphémère. Aujourd’hui, c’est le printemps et l’ont fête Saraswati, la déesse de la connaissance et des arts. Pour elle, on trace des dessins de poudre, on fabrique un fétiche d’une noix de coco enturbannée de rouge, on chante et on prie indistinctement. Des pétales de fleurs sont partagés, jetés en offrande avec des fruits et des douceurs puis on allume un feu que chacun alimente de morceaux d’écorces parfumées. Derrière l’air sérieux du maître de cérémonie, les sourires espiègles pointent… C’est que les enfants ne s’y trompent pas : il s’agit bien d’un jeu. Et c’est plus drôle quand on feint d’être sérieux.

Le palais des vents

Il existe à Jaipur, une immense façade rose qui surplombe tout, vestige intact de l’empire Moghol… Ce palais, c’est celui des vents. Il est la trace des Maharajats, les rois qui vivaient en Inde en un temps lointain et construisaient des endroits toujours plus hauts, plus grands, plus beaux. C’est que ces hommes bien nés avaient une famille autrement plus nombreuse que celles d’aujourd’hui : vizirs, conseillers, esclaves, habilleurs, goûteurs, cuisiniers…Et bien sûr, enfants et femmes. Pas une, pas deux…Non, un harem entier. Ces reines de beautés, adorées un jour, délaissées pour une plus belle, plus fraîche un autre, restaient souvent « à vie » près de l’empereur. Qu’il est fait d’elles un instant l’objet de son choix suffisait à l’impératif de les cacher de la foule. Pour toujours. Ainsi, ce palais, façade étroite aux dédales infinis, permettait l’entrée rafraîchissante du vent tout en cachant les belles recluses. Et l’on croit encore en déambulant ici entendre les rires et cris de cette vie dans la ville et pourtant cachée d’elle.

A dos de chameau

Il dodeline, chevauchant dunes, crottins et bousiers avec tant de grâce et de nonchalance précise que l’on comprend combien, la langue arabe a vu juste quand elle a choisi un seul et même mot pour dire la beauté, et le chameau.

Le retour

Ne plus entendre la musique répétitive, mantra, des adorateurs du Gange
Ne plus flatter l’échine de vaches en rue
Ne plus demander « not too spicy » au cuistot du resto
Ne plus voir d’enfants travailler
Ne plus croiser les petits singes bruns ni les grands blancs
Ne plus boire de thé noir au lait chaud, épicé, le chaï
Ne plus enlever ses chaussures avant d’entrer quelque part
Ne plus sentir le chaud du soleil, moite, intenable en milieu de journée
Ne plus s’asseoir à terre pour manger
Ne plus laver son linge à la main
Ne plus avoir le regard capté sans cesse par des éclats de couleurs, des scènes insensées, des écritures incomprises
Ne plus y être physiquement
Mais avoir l’Inde en soi maintenant comme une empreinte rêvée

Et toujours, partout, vivre, aimer, penser, rêver, rencontrer, voyager.


Bon, c’est encore un brouillon, mais ce qu’on voit, d’ici, c’est un document en deux grandes parties :
 le puzzle ci-dessus, où on doit ajouter des portraits d’acteurs, suivi de
la description des écoles où on passe, et ajouter un système de renvois, vers une série de thèmes "scolaires" abordés dans la seconde partie de façon plus méthodique et organisée
 ce que l’école en Belgique peut faire de tout cela
Et entre les deux, en entre-mets, deux personnages conceptuels de derrière les fagots : Gandhi et Phoolan Devi (Bandit queen)
L’avenir nous dira ce que ça deviendra...