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en chemin...

mercredi 14 mai 2008, par

Le poème et le commentaire sont une contribution de parents de "candidat élève" de PN

Heureux celui qui comme Ulysse...

Le chemin vers Ithaque
par Jacques Lacarrière.

Ulysse sur son bateau. - Mosaique.

Quand tu prendras le chemin vers Ithaque

Souhaite que dure le voyage,

Qu’il soit plein d’aventures et plein d’enseignements.

Les Lestrygons et les Cyclopes,

Les fureurs de Poséidon, ne les redoute pas.

Tu ne les trouveras pas sur ton trajet

Si ta pensée demeure sereine, si seuls de purs

Émois effleurent ton âme et ton corps.

Les Lestrygons et les Cyclopes,

Les violences de Poséidon, tu ne les verras pas

A moins de les receler en toi-même

Ou à moins que ton âme ne les dresse devant toi.

Souhaite que dure le voyage.

Que nombreux soient les matins d’été où

Avec quelle ferveur et quelle délectation

Tu aborderas à des ports inconnus !

Arrête-toi aux comptoirs phéniciens

Acquiers-y de belles marchandises

Nacres, coraux, ambres et ébènes

Et toutes sortes d’entêtants parfums

 Le plus possible d’entêtants parfums,

Visite aussi les nombreuses cités de l’Égypte

Pour t’y instruire, t’y initier auprès des sages.

Et surtout n ’oublie pas Ithaque.

Y parvenir est ton unique but.

Mais ne presse pas ton voyage

Prolonge-le le plus longtemps possible

Et n’atteint l’île qu’une fois vieux,

Riche de tous les gains de ton voyage

Tu n ’auras plus besoin qu’Ithaque t’enrichisse.

Ithaque t’a accordé le beau voyage,

Sans- elle, tu ne serais jamais parti.

Elle n’a rien d’autre à te donner.

Et si pauvre qu’elle te paraisse

Ithaque ne t’aura pas trompé.

Sage et riche de tant d’acquis

Tu auras compris ce que signifient les Ithaques.

Poème de Constantin Cavafy écrit à Alexandrie en 1911. Écrit loin d’Ithaque mais au cœur de la véritable Odyssée. Je l’ai traduit moi-même pour pouvoir côtoyer au plus près les images du poète, naviguer vent debout en ses phrases et ses vers car jamais poème n’a dit tant de choses en si peu de mots. Surtout, jamais poème n’a autant rajeuni en inversant son sens le plus vieux mythe de la Grèce. Sens inversé, oui, sens retourné du grand poème du Retour car ce texte dit exactement l’inverse des mythes habituels du voyage qui tous dérivent peu ou prou de ceux de L’Odyssée. On pouvait croire, jusqu’à Cavafy, que le but réel d’Ulysse était de se rendre à Ithaque, de retrouver sa femme, son foyer, son trône et ses sujets et que les mille incidents, accidents du parcours étaient autant d’obstacles inutiles, et de retards malencontreux. Il n’en est rien, du moins aux yeux de Cavafy. Il exprime ici dans Ithaque le sens, le message implicites de L’Odyssée à savoir que l’essentiel d’un voyage n’est pas son but mais le voyage lui-même. Ithaque n’est ici que le prétexte d’un retour qui devient, par les épreuves traversées, un véritable retour sur soi-même. Loin d’être des obstacles ou des empêchements, ces épreuves deviennent des sources de salut ou de connaissance et c’est pour elles, par elles, que le voyage prend son sens. Voilà ce que nous dit - bien mieux que je ne l’exprime ici - Cavafy dans ce merveilleux texte, voilà pourquoi Lestrygons et Cyclopes deviennent soudain des monstres illusoires (puisque c’est nous qui les forgeons) mais d’autant plus difficiles à vaincre qu’ils sont une part de nous-mêmes. Si nous sommes à la fois Ulysse et les Sirènes, à quoi sert de boucher nos oreilles à la cire, puisque leur chant est aussi notre chant intérieur ? Si nous sommes à la fois Ulysse et Polyphème, est-il possible de crever l’œil du Cyclope sans nous aveugler nous aussi ?

C’est une lecture neuve de L’Odyssée que propose ici Cavafy, même s’il ne s’attarde guère sur la plupart des épisodes. En faisant du voyage lui-même (et non de l’arrivée à Ithaque) la raison d’être du retour, il intériorise les données du mythe, mue les monstres en images saisissantes de nos peurs ou de nos désirs, réactualise à chaque instant et pour chaque voyage les épreuves d’Ulysse. Tout retour vers Ithaque est donc aussi un retour sur nous-mêmes, un apprentissage du monde, des hommes et des monstres qui nous mène en son terme au seuil ou au coeur de la connaissance. Car en nous, depuis toujours, habitent des Lestrygons et des Cyclopes, chantent des sirènes, prophétisent des Circé et soupirent des Calypso. Qu’il importe de rencontrer, d’affronter et de vaincre soit en les effaçant soit en les intégrant à notre vie. Nulle Odyssée ne dit qu’une fois de retour à Ithaque, Ulysse a oublié Calypso ou Nausicaa, même dans les bras de Pénélope. On peut aveugler le Cyclope, comme le fit Ulysse dans L’Odyssée ou s’en faire un allié en se conciliant son instinct et disposer ainsi d’un troisième oeil ! Il y a mille solutions à l’apprentissage de soi-même puisqu’il y a autant d’épreuves que de peurs ou que de désirs, autant de Calypso qu’il y a d’îles et qu’il y a d’Ulysse.

Cavafy nous oblige à relire L’Odyssée à partir d’un simple poème et, surtout, à chercher nous-même où est notre propre Ithaque. Car Ithaque est le contraire d’une terre promise. C’est ce lieu, ce désir qui murmurent en nous : invente-moi puis cherche-moi. Il est donc inutile de se rendre à Ithaque pour y retrouver Pénélope. Mais attention : si, par paresse ou par fidélité au mythe, vous inventez à votre tour une Calypso, sachez bien qu’il faudra la quitter un jour. Et si vous inventez une Pénélope, qu’il vous faudra la retrouver. Inverser un mythe, c’est encore y croire. Au terme du poème de Cavafy perce un nouveau mythe odysséen, à savoir que le vrai voyageur n’a plus que faire d’une Ithaque. Car quelle que soit la terre qu’il abordera au bout de ses épreuves, elle sera, immanquablement, le pays de sa véritable origine...