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Démonstrations d’un monstre

jeudi 29 avril 2010, par Nicolas P.

« Le savoir commence quand une question peut être posée
là où régnait l’évidence. » (Astolfi)

Dans un pays lointain [1], aux confins des territoires scolaires régis par la Communauté Française, une école est née le premier septembre deux mil huit. Étrangement nommée Pédagogie Nomade, elle fascine les uns ou inquiète les autres, mais laisse rarement indifférent.

Pédagogie Nomade accueille une soixantaine d’élèves à partir de la 4ème année secondaire : des élèves qui ne trouvent pas leur place dans les autres structures scolaires, en recherche d’autre chose. Elle accueille aussi des enseignants en recherche d’autres manières de vivre les relations éducatives, relations qui seraient fondées sur l’égalité entre tous dans l’école, sur le désir partagé d’apprendre et de découvrir, sur le respect de chacun et de sa part irréductible de liberté.
Trois d’entre eux se relayeront d’une saison à l’autre pour vous narrer quelques épisodes de cette saga. En voici le premier, relatant les tribulations d’un héros que l’on peine à identifier, et d’un monstre qu’il préfère éviter. Ça commence en novembre 2008.

L’impuissance de l’évidence

Envisageant ma première intervention comme professeur remplaçant pour les maths à Pédagogie Nomade, j’étais muni de cette seule et simple évidence : il y a un problème avec les mathématiques dans l’enseignement secondaire.

Cette évidence était renforcée par une autre : dans une école neuve et innovante, ce poste aurait dû être occupé par un de ces profs aguerris, téméraires et créatifs qui travaillent trop souvent dans l’ombre. Or c’était moi [2], du haut de mes sept ans d’animation d’adultes et de mes trois semaines d’expérience en tant qu’enseignant, qui m’y retrouvais à raison d’un seul jour par semaine. Et consentant, avec ça ! [3]

Pour mon premier jour, j’ai choisi de questionner mon évidence en interrogeant les élèves. Chacun devait rassembler trois objets maximum qui répondent à la question « C’est quoi, pour toi, les mathématiques ? », pour ensuite mettre en commun par sous-groupes puis en grand groupe. Par ces choix, je souhaitais ouvrir le champ à leur subjectivité (à travers la question ouverte incluant le "pour toi"), et à diverses associations d’idées (chaque objet pouvant être vu comme objet d’étude, outil, symbole, etc.).

Lors de la mise en commun, j’ai dû constater que les commentaires des élèves mentionnaient rarement des concepts mathématiques. Par contre, en termes de subjectivité, j’étais servi : une grande majorité des élèves, utilisant les objets comme termes de comparaisons éloquentes, exprimaient un rapport purement affectif et très négatif à la pratique des maths. Des exemples ? La pierre, parce que « les maths c’est ennuyeux comme une pierre ». La crotte de chat, parce que « les maths c’est chiant ». Et puis : l’éponge, l’aspirine, le masque à gaz...

Le bilan de cette activité renforça encore mon évidence. Ces élèves provenaient d’écoles et de filières très diverses de la Communauté Française (et au-delà) ; et pourtant, ils partageaient largement l’opinion que faire des maths est une activité désagréable, voire nuisible à leur santé. C’était leur évidence à eux.

"Faire des maths", tel sera donc le monstre de cet épisode. Mais qui en sera le héros ? Sûrement pas moi ! Certes, le reste de cette première année scolaire m’aura vu tenter de multiples incursions dans l’antre du monstre pour en ramener de modestes trophées ; cependant, mes disciples restaient rares, et rarement fervents.

La sanction du libre marché

« Mes disciples restaient rares" » : qu’est-ce à dire au sortir de la métaphore ? Il me faut ici effleurer une question centrale et épineuse à Pédagogie Nomade, celle de la présence aux activités pédagogiques. Le projet initial de règlement d’ordre intérieur [4] comportait la mention suivante : « L’élève est l’auteur et le maître de sa formation. Il a le droit de choisir librement ses activités [...] ». En cette première année dans l’histoire de l’école, ce droit fut souvent interprété comme un droit de consommateur dans une société de marché : si je veux, où je veux, quand je veux. Quelques auteurs et maîtres, et beaucoup de clients-rois.

Les enseignants se trouvèrent fort dépourvus, d’autant que le même règlement excluait toute sanction. Seule était en jeu l’attribution du diplôme : échéance bien lointaine dans l’esprit de beaucoup.

À vrai dire, une sanction était effective au quotidien, applicable aux enseignants : la sanction immédiate du marché. Des élèves qui entrent et sortent, viennent ou ne viennent pas, suivant leur humeur, leurs envies ou leurs dégoûts (pour les maths, par exemple), ça signifiait, côté profs : pas de groupes stables avec lesquels construire les apprentissages.

Un coup de force

Au mois de juin, toujours coincé entre mon bloc d’évidence et l’esprit de marché, je décide de miser sur une participation massive des élèves à l’évaluation de fin d’année. En réalité, je parie sur Pavlov : ils penseront "examen" et ils seront tous là, même s’ils ne savent pas pourquoi, même s’ils estiment n’avoir rien à prouver, même s’ils croient qu’ils n’ont rien à montrer. L’autorité à l’œuvre ce jour-là sera celle du passé, celle du jugement et de la sélection : celle-là même qu’ils prétendent refuser. Et moi, je la détournerai, cyniquement, pour les forcer enfin à coopérer.

C’est avec les quatrièmes qu’il était le plus difficile de travailler durant l’année, c’est à eux que je m’attaquerai de la sorte, pour une moitié de l’évaluation (l’autre moitié étant individuelle). Les consignes générales sont préalablement annoncées par voie d’affichage : tous ceux qui souhaitent évaluer leurs compétences en maths doivent être présents de dix heures pile à midi pile ; il s’agit de résoudre ensemble un problème, et de faire en sorte que chacun, au bout des deux heures, ait écrit toutes les réponses sur sa propre copie ; si un seul des participants ne rend pas de copie complète, cette partie de l’évaluation ne sera prise en compte pour aucun des participants.

À dix heures ce jour-là, le premier pari est gagné : ils y sont tous, une vingtaine. Étant par ailleurs occupé avec un autre groupe, un collègue (non-mathématicien) accompagne les quatrièmes dans leur mission. Pointant mon nez dans la classe de temps à autre, je vois que le deuxième pari est en passe d’être gagné : une énergie débordante remplit l’espace, une énergie entièrement concentrée sur la tâche ; des débats enflammés s’engagent sur la question de savoir si deux triangles étaient semblables, des tables sont vigoureusement enjambées pour aller prendre la craie au tableau ; ceux qui s’expriment peu restent concentrés, s’efforçant de suivre.

Je ne suis intervenu que pour veiller à ce que les quatre ou cinq leaders ne lâchent pas le reste du groupe : leur générosité à remplir la première partie de la consigne ("résoudre ensemble") leur faisait oublier la deuxième partie ("que chacun ait répondu aux questions sur sa propre copie"). La solidarité restait précaire, mais la coopération étaient bien présente — et le plaisir, par surcroît.

Du plaisir, et après ?

Voilà donc enfin démasqué le héros de l’épisode : le groupe de niveau quatrième, Don Quichotte dont les illusions l’amènent souvent à des catastrophes, et puis soudainement, presque par hasard, à de nobles prouesses. Moi, je serais Sancho Pança, écuyer raisonnable cheminant aux côtés de son maître fantasque. Ma mission serait alors de le détourner par moments de ses moulins à vent pour qu’il se mette en quête du monstre, non pour le tuer, mais pour l’apprivoiser enfin.

Rester raisonnable, donc. Einmal ist keinmal, dit le proverbe — une fois ne vaut rien. Leur jouissance en ce matin de juin ne suffirait pas à renverser des craintes et aversions acquises de longue date. M’engageant pour la deuxième rentrée sans Pavlov à mes côtés, je savais que je serais encore hanté par le spectre du libre marché.

Cependant, une brèche s’était ouverte dans mon évidence, dont a surgi une question qu’aujourd’hui seulement je peux formuler : « Comment faire pour que les élèves se sentent concernés par ce qui se passe en maths ? ». Et ce, dans un contexte où la résistance à l’apprentissage s’exprime plus souvent par l’esquive que par la rébellion ou la soumission.

Une réponse s’est imposée à moi pour la rentrée 2009 : travailler par projets... Quelle évidence ! Deux mois plus tard, tous ces projets ont échoué. L’impuissance de l’évidence fut-elle à l’œuvre derechef, faute de questionnement pertinent ? C’est probable. Pourtant, non plus dans la contrainte de l’examen et le plaisir de la coopération, mais dans la liberté du projet et la frustration de son échec, les élèves se sont sentis concernés par ce qui se passait !

Aujourd’hui, je ne sais pas quelle évidence me pétrifie. Par contre, j’ai une nouvelle question : « Comment faire pour que, en maths, on se pose des questions ? ».


Cet article a été rédigé par le prof de maths de Pédagogie Nomade en 2009-2010 pour le magazine "TRACeS de ChanGement" de la CGÉ, et publié dans le n°195 de mars-avril 2010.


[1Plus précisément, à Limerlé (Gouvy), dans la province de Luxembourg

[2Par dérogation au statut des enseignants de la Communauté Française, Pédagogie Nomade a obtenu que les recrutements s’opèrent par candidature directe et cooptation par l’équipe éducative de l’école.

[3Je partageais cette charge de remplacement avec une collègue, mathématicienne devenue philosophe, moins novice que moi, mais encore moins disponible...

[4Accessible, parmi beaucoup d’autres documents et traces, sur le site Internet de l’école. Il est à noter que, depuis cette époque, un travail de longue haleine a été entrepris en vue de définir un nouveau consensus entre élèves et professeurs sur ce que signifie et implique la liberté à Pédagogie Nomade. Nous commençons à en observer quelques résultats modestes mais palpables.