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Sage, Balthus

mercredi 12 mars 2014

Le petit peine à se faire des amis. Balançant entre tyrannie, calcul, séduction, il réussit pourtant, et c’est curieux, dans le court terme. Qu’il est mignon, sage, touchant, vivant, nous dit-on. Le fermier qui vend des saucisses au marché l’invite chez lui et lui apprend l’art délicat de la traite. De retour de voyage, il capte le sentiment du machiniste et siège dans la cabine, actionne le klaxon sous les ponts.

Les garçons et les filles qu’il fréquente se soumettent à son commandement : il est le chef, le maître du domaine, et sa voix fluette seule trahit son discours d’adulte. Il fait la morale au chien, qui attend patiemment l’extinction des ordres stridents. Il explique à la voisine, après la dispute, que le chien n’est plus son ami. Balthus, indifférent à la parole, rejoint paisiblement sa compagnie de la nuit, les vaches, les moutons, les poules. Le lendemain, il a tout oublié, puisqu’il n’a pas enregistré les remontrances frénétiques.

A court terme, donc, ça marche plutôt bien. Mais toutes les relations du petit sont tôt ou tard incendiées par sa tyrannie chronique ; le machiniste espace les invitations, et dans le village, les visites se font rares et brèves.

Nous, on tente de lui rappeler qu’un chien est un chien, qu’il faut le prendre comme il est. Et avec les humains, c’est pareil : il s’agit de laisser à chacun sa liberté d’être ce qu’il est.

On lui fournit l’occasion de se frotter à la matière. Il coupe des arbres, il façonne et cuit des croissants, du pain, des biscuits, il fréquente les ateliers, construit une carriole.

La pâte feuilletée, par exemple, répète le discours muet du chien : indifférente aux injures, aux menaces, elle ne s’assouplit que si le pâtissier la traite avec soin. Elle refuse, comme le chien, la tyrannie. Quand un geste furieux la noie dans l’eau parce qu’elle n’assimile pas toute la farine, elle colle, et si une poignée de farine trop violente tente de la corriger, elle se brise. Un rouleau trop brutal la fissure.

Il arrive au petit de comprendre, et il travaille alors la pâte en silence, concentré. Il accepte l’égalité entre la pâte et lui. Elle devient ce qu’il demande d’elle s’il se comporte comme elle l’attend. Elle est particulièrement exigeante, et doit être travaillée au moins quatre fois, avec une heure d’intervalle, avant de se reposer toute la nuit, pour être formée en croissants le lendemain matin. Non seulement elle refuse la tyrannie, mais elle exige de ne pas être négligée. Le troisième impératif a l’air plus simple : il s’agit de lui laisser faire tranquillement sa part du travail, souder les plis, lever, redevenir homogène. Il ne faut qu’attendre. Simple, pourrait-on penser… Sauf que si on attend trop, par négligence, elle lève trop, et trop tôt. Si par impatience on la brusque quand elle n’est pas prête, elle s’affale. La pâte demande du pâtissier de la discrétion, qu’on la laisse faire, sans l’oublier.

Cela semble anodin, mais s’avère pour le moins difficile dans les relations du petit avec la pâte humaine. Laisser faire, laisser être, se réjouir de la joie d’un autre, mettre de côté l’égocentrisme, ne pas régir tout, oublier la domination. Pas de tyrannie, pas de négligence, de la discrétion : un sacré exercice, indispensable dans le commerce de l’amitié.

Le petit a vécu la tyrannie dans sa famille. La morale, pire ennemi de la discrétion, lui a été servie à souhait par l’institution. Il a connu la négligence quand il a été renvoyé de son foyer, puis mis à croupir en psychiatrie, où on a été le cueillir.
Pour l’administration, il n’existe plus depuis une bonne demi année.

Si on travaillait la pâte comme ce petit a été traité, ce serait impossible de la rattraper. On se souvient de la sagesse de la pâte feuilletée avec la mémoire d’un chien : chaque jour est un nouveau jour. Au travail.