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Les nomades et le jardin

jeudi 23 octobre 2014

Le « nomadisme institutionnel » est un terme courant dans le discours contemporain de ceux qui ont pour vocation ou profession d’aider les jeunes qui en ont besoin. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il y a des cas – pardon, situations - qui sont tellement compliqués que leur prise en charge s’avère impossible. Tout ce qui a été mis en place ne « prend » pas, le jeune nomadise d’une institution à une autre, y compris psychiatrie et IPPJ, plusieurs fois par an, par mois même. L’effet secondaire de ce nomadisme est une liste de médicaments de plus en plus longue et souvent un délégué en congé de maladie.
Ces nomades-là, qu’on appelle « irrécupérables » ou « hors-cases », ils posent leur valises pour les reprendre quelque jours plus tard, en oubliant à gauche et à droite une partie de leur contenu. Ils arrivent, valise quasi vide – il ne reste qu’un jeans, un t-shirt, leur carte SIS et une boîte de médicaments plus les prescriptions pour la suite.
Le nomadisme est le mode de vie de l’être humain avant qu’il ne se sédentarise – en faisant de l’agriculture, en stockant les récoltes, en installant ainsi un certain confort, une certaine sécurité, et une différence entre ceux qui possèdent une grange remplie de nourriture et d’autres qui n’en ont pas. Le nomade, dans l’étymologie, est celui qui garde les vaches, qui suit leur mouvement de prairie en prairie.
Un projet de solution au problème du « nomadisme » institutionnel s’appelle « un jardin pour tous », peut-être un petit clin d’oeil à la sédentarisation. L’idée, c’est de recueillir tous les nomades métaphoriques dans un jardin métaphorique. Ça a l’air logique, mais deux questions se posent inévitablement – que fera-t-on avec ceux qui quittent le jardin ? Parlera-t-on de nomadisme jardinier ? Et c’est quoi la différence entre une institution et un « jardin » ? Une institution est ce qui est posé, érigé, et le jardin, c’est ce morceau de terrain qui a été clôturé. Le jardin métaphorique n’est donc rien d’autre qu’une nouvelle institution avec un nom qui veut dire la même chose, mais qui sonne mieux. Ce « jardin » serait-il un euphémisme, tout comme le « nomade » ?
La Maison Deligny propose depuis deux ans et demi un lieux de vie pour ces nomades, ces vagabonds-là. C’est une tentative, et donc en quelque sorte le contraire d’une institution. Son existence a d’abord été acceptée – suite à l’urgence institutionnelle, manque de places, sans doute – puis niée, sabotée, boycottée par quelqu’un qui en a le pouvoir, pour des raisons inconnues – pourtant, le problème n’est pas de l’ordre pédagogique, si on peut croire les rapports d’inspection et la parole des interlocuteurs administratifs. Il se fait que l’asbl a un jardin, avec – c’est vrai – peu de clôtures, juste de quoi garantir le plaisir du jardinier à côté de celui des moutons. C’est une boutade, puisque ce n’est pas un jardin métaphorique.
Soit. Même si le public potentiel de la Maison Deligny correspond aux « nomades institutionnels », même si sa pédagogie ne pose pas problème aux décideurs, même s’il manque des places, la Maison Deligny n’est donc pas, ce « jardin pour tous ».
Pour revenir aux nomades – ceux qui ont été renvoyés à répétition – puis refus de prise en charge à cause des caractéristiques des troubles – placement désespéré en psychiatrie – IPPJ – ou encore en refuge pour SDF. Il paraît d’ailleurs, à en croire K., qui y a passé quelques semaines, que c’était plus agréable à vivre avec les SDF qu’avec les psychiatres et leurs vigiles.
Mais bon, il est fou, selon les psychiatres et les pharmaciens, et donc il raconte des carabistouilles.
Tiens, K... On avait pris le nomadisme au premier degré. Sa tête avait besoin de respirer le grand air pour dégager le brouillard, le smog des 7 psychotropes qu’il prenait tous les jours.
Il a donc vagabondé, en plein hiver, pendant un mois en France, avec une paire de chaussures de marche aux pieds, un sac à dos sur le dos, un bonnet sur la tête et un compagnon de route à côté de lui. Il a traversé une bonne partie de la France, soit environ 700km, dans la neige, en marchant tous les jours. Le soir, il dormait dans des mairies, les granges, ou même dehors.
C’est alors que K. se dit qu’être nomade, c’est être chez soi nulle part, mais libre de faire soi-même le trajet d’un nulle-part à un autre. Être nomade, c’est aussi l’occasion de gueuler sa colère au vent qui l’éparpille dans le ciel bleu d’un hiver particulièrement froid. Ou encore, c’est prendre ce que la journée te propose, et avancer, toujours avancer vers la prochaine.
Mais... redevenir sédentaire après l’aventure du devenir-nomade, c’est loin d’être évident.
Sédentaire, c’est celui qui est assis. Le vagabond, c’est celui qui erre, cherche son chemin. Qu’est-ce que ça fait à la pensée de s’asseoir plutôt que d’errer ? Comment est-ce que ça transforme le quotidien de pouvoir se reposer sur des réserves stockées ? Et les rapports entre les êtres humains, entre les propriétaires de nourriture et ceux qui ne le sont pas ? Il y en a qui pensent que la sédentarisation est en même temps le moment où la hiérarchie s’installe et se fige dans la structure de la société humaine. Désormais, l’attention immanente du nomade glisse vers la protection des biens et l’organisation du futur du sédentaire.
Après le grand large de la France hivernale, K. se retrouve donc à Limerlé, la tête aérée, les fourmis dans la jambe et dans les mains. Il se promène, il travaille, il rit. Il étonne sa directrice, qui parle de « métamorphose ». Mais la colère le ratrappe, et il ne trouve pas les moyens de la fuir. C’est pourtant la fuite qu’il doit envisager, l’esquive : son adversaire est trop grand pour lui. Un jour, il rend visite à sa famille et ne revient pas – et il tombe sans doute de nouveau dans les mains des sorciers pharmaceutiques, dans son corps un souvenir de vie sans médicaments, et des orages et tempêtes qui seront de nouveau remplacés par le brouillard.
A., lui, a passé l’été à traverser les Cévennes et l’Auvergne à pied. Avec ses compagnons de route, il devient vagabond, muni d’un bout de fromage, un peu de pain et un peu de confiture. Il dort dans des églises, une tour de clocher, des prairies. Il traverse des orages et des tempêtes, les vallées et les montagnes sauvages et tellement belles des Cévennes du Sud. Il se baigne dans les rivières, se nourrit des framboises, des mûres, des pommes et des prunes que le chemin lui propose.
Il se fabrique, en dégageant les tristesses et les regrets par la parole et les poumons pleins d’air de montagne, un projet d’éthique, de vie heureuse. Fini de fumer en cachette, de voler les tartines des condisciples à l’école. Fini les larcins, les petits vols occasionnels. Désormais il se voue au travail honnête et la simplicité du bon pain que fait son voisin tôt le matin.
Mais... redevenir sédentaire, c’est encore toute une autre histoire. Pendant des semaines, A. préfère la belle étoile à son lit, il profite de l’été particulièrement chaud à Limerlé. Pendant des semaines, il travaille, développe sa puissance, regarde ses biceps avec fierté, se contente de l’argent de poche qu’il gagne en vendant ses pâtisseries. Puis, les petits mensonges, les vols occasionnels, la cigarette secrète reviennent, et son implication et courage de travail sont en dépression.
Un élément révélateur, c’est ce qu’il appelle l’amitié. Il a eu des dizaines d’amis, et un par un il les a dégoûtés de lui par sa tyrannie et son désir de dominance totale. Quand il choisit un film, c’est parce que c’est un autre que son ami a proposé. À d’autres, il interdit la parole quand ils sont « chez lui » - et il met tantôt celui-ci, tantôt celui-là à la porte en gardant les autres à l’intérieur. Devant les autres, les petits chats deviennent instrument pour illustrer son pouvoir – il les jette en l’air, les maltraite. Le langage devient outil de domination, l’éthique du nomade devient morale tyrannique du sédentaire. Le grand large à parcourir est remplacé par un territoire à défendre.
Ce n’est pas la fin du monde. Il s’agit juste se rappeler qu’il ne faut jamais se réjouir trop tôt. Se forger une éthique, une méthode pour exister, organiser son bonheur, découvrir sans cesse une toute nouvelle journée à cueillir – bref, se souvenir du nomade en soi dans le devenir-sédentaire – c’est un travail au quotidien.
Le nomadisme institutionnel. Drôle de lecture du nomadisme, du mouvement. Il y a différentes façons de voyager – le tourisme, la déportation, la colonisation, par exemple. Des touristes, on en a vus quelques uns à la Maison Deligny, payés pour venir voir à deux, voire plus, la Maison Deligny. Des colonisateurs aussi, c’est comme les touristes, mais ils viennent en plus dire comment il faut faire et comment il faut parler. Puis il y a aussi ces gamins-là, déposés devant la porte à minuit par des policiers.
Ce qu’on propose à ces gamins-là, c’est un lieu de passage qui invite à saisir quelque chose de ce que le quotidien peut offrir, apprendre à cultiver son propre quotidien - et tôt ou tard reprendre la route, sans leur valise, parfois, et sans leurs médicaments, toujours, mais peut-être avec un petit peu de bagage.