à propos d'éducation émancipatrice...
{{Bloc-notes de Philippe Meirieu}}
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Le 2 novembre 2007
{{Pédagogie et anti-pédagogie :}}{{comprendre et résister}}
On pouvait considérer, il y a quelque temps encore, le phénomène
comme purement français. Certes, Hannah Arendt avait décrit aux Etats-
Unis, dès 1954, « la crise de l’éducation » (dans La crise de la culture)
et dénoncé la pédagogie libertaire qui confond l’élève avec un citoyen,
laisse se développer la tyrannie entre pairs et, sous prétexte de
« respecter l’enfant », refuse de lui « présenter le monde ». Rabâchées
et plagiées sans cesse, ces quelques pages ont servi de manifeste Ã
l’anti-pédagogie, sans d’ailleurs faire jamais l’objet d’une véritable mise
en perspective ni d’un travail critique approfondi (Cf. le chapitre 6 de
Pédagogie : le devoir de résister). Et puis, il y eut Allan Bloom et
L’âme désarmée – Le déclin de la culture générale, paru en France
en 1987 (Julliard) : un texte fort intéressant mais très largement
déconnecté de toute étude solide de la réalité scolaire et des travaux
pédagogiques…
Pourtant la France semblait avoir le monopole de la dénonciation
de la pédagogie, avec une surenchère inouïe dans la violence des
attaques, largement relayées, depuis 2002, par des ministres comme
Luc Ferry ou Gilles de Robien. Or, depuis quelques mois, d’autres pays
nous ont rejoint : l’an dernier, le mouvement a provoqué, dans le canton
de Genève, une « votation » contre les réformes pédagogiques et
entraîné la suppression des cycles et la réintroduction des notes.
Aujourd’hui, c’est le Québec qui prend la même voie : la nouvelle
ministre de l’éducation, Michelle Courchesne, après avoir imposé une
refonte du bulletin scolaire évacuant largement « l’approche par
compétences » et réintroduisant moyennes et classement, vient de
déclencher une polémique importante par ses propos dans une émission
de télévision à large audience. Dans une lettre ouverte à la ministre, un
important syndicat de professionnels de l’éducation (le SPPMEM)
résume ainsi ce qui s’est passé : « Vous avez clairement démontré votre
ignorance du monde de l’éducation et, plus particulièrement, de la
réforme scolaire, en laissant entendre, notamment, que celle-ci consiste
à servir l’enfant-roi, à éliminer l’effort, la rigueur, que l’approche par
compétences évacue toute acquisition de connaissances, que les élèves
ne reçoivent plus d’enseignement magistral, etc. (…) Vous manifestez le
souhait de revenir à l’ancien système, un système caduc qui ne
permettait ni l’accessibilité, ni la réussite de tous… ».
Il faut prendre acte de l’évolution : l’anti-pédagogie, même si elle
constitue une tradition française (Henri Marion, Prix Nobel, à qui Jules
Ferry et Ferdinand Buisson avait confié la première chaire de « science
de l’éducation » à la Sorbonne, en avait déjà fait les frais), n’est plus un
phénomène hexagonal. Elle touche Genève – la patrie de Ferrière,
fondateur de la Ligue Internationale de l’Éducation nouvelle, et de
Piaget, considéré comme le grand théoricien du « constructivisme » -,
mais aussi le Québec que beaucoup pensaient être un pays à la pointe
de la recherche pédagogique, ayant mis en place des réformes sur la
base d’un large consensus universitaire, social et politique. Voilà qui
nous impose de repenser la situation. L’anti-pédagogie semble devenue
un ensemble de lieux communs non-questionnables et les pédagogues
sont considérés comme des dinosaures en voie d’extinction : méchantes
bêtes qui auraient pris possession du système et seraient
irrémédiablement condamnés à disparaître, heureusement victimes d’un
changement climatique irréversible.
Il faut, bien évidemment, nuancer un peu le propos… D’une part,
les pédagogues sont habitués à la marginalité et ont, bien souvent, été
considérés comme de dangereux agitateurs par les bien-pensants de
toutes sortes. De Sébastien Faure à Célestin Freinet, de Fernand
Deligny à Paulo Freire, bien des « pédagogues historiques » ont eu
maille à partir avec les autorités et les corps constitués : prendre le parti
des plus fragiles, affirmer l’éducabilité de tous, inventer de nouvelles
méthodes pour faciliter l’accès aux savoirs ne plaît guère aux partisans
du « désordre établi », selon l’expression d’Emmanuel Mounier. D’autre
part, comme le souligne Daniel Hameline, les pédagogues ont « l’esprit
compliqué » et ne savent guère se défendre dans le débat public : ils
sont du côté de Rousseau et de ses justifications interminables quand
l’opinion attend et applaudit les mots d’esprit de Voltaire. Par ailleurs, le
pédagogue rechigne systématiquement à réduire ses ambitions à des
performances comptables : erreur majeure au moment où « le pilotage
par l’évaluation » est tout-puissant ! Il affirme régulièrement l’importance
des valeurs qu’il défend et considère, par exemple, que si le fait de
mettre les élèves sous électrodes ou d’utiliser l’hypnose améliorait les
performances en lecture ou en mathématiques, nous ne saurions pas
autorisés à le faire pour autant ! Bref le pédagogue n’a rien d’un
« intellectuel décomplexé » et parvient, grâce à ses scrupules
permanents, à se faire des ennemis à tous les bords de l’échiquier
politique et idéologique !
Il faut dire qu’il est un peu tenté par le vertige de la « belle
souffrance », comme disait Vladimir Jankélévitch : « Qu’il est doux d’être
seul, rejeté et malheureux quand on est sûr d’avoir raison ! » On peut
jouir de cette posture ou, même, s’enfermer dans la théorisation
prétentieuse de ses propres échecs : « Si nous n’avons pas réussi, c’est
que ce n’était pas possible ! Nous sommes arrivés trop tôt et condamnés
par un monde qui ne veut pas de nous ! »… Mais c’est un peu facile et il
ne faut pas, me semble-t-il, continuer à patauger dans ce pessimisme
sentimental ou épistémologique aux relents narcissiques préoccupants.
En revanche, il faut, me semble-t-il, tenter de comprendre ce qui se
passe et en tirer des conséquences sans nous renier pour autant…
- Neil Postman (Enseigner, c’est résister, Le Centurion,
1981) a proposé une théorie de l’institution scolaire qui
pourrait bien nous éclairer : il affirme que l’école a un rôle
thermostatique ; elle doit, en quelque sorte, prendre le
contre-pied de la température ambiante. Dans cette
perspective, on peut comprendre qu’une société qui avait
des systèmes de normalisation très puissants
(idéologiques, religieux, institutionnels, familiaux…) ait pu
promouvoir des pratiques pédagogiques « libératrices » ou
« émancipatrices ». En revanche, quand les systèmes
normatifs extérieurs s’effondrent, il apparaît nécessaire que
l’école investisse un rôle puissamment normatif qui devient
un rempart contre la montée de toutes les déviances. Si
l’on suit cette hypothèse, il est parfaitement
compréhensible que les intellectuels du début du vingtième
siècle ait soutenu massivement les « expériences
pédagogiques » d’alors (allant même jusqu’à cautionner
des pédagogies aussi contestables que celle de
Summerhill), tandis que les intellectuels du début du vingtet-
unième siècle défendent, eux, un retour à l’autorité. De
même pour l’opinion publique : les parents, en difficulté
avec l’éducation de leurs enfants, inquiets des
débordements de ces derniers, anxieux face à l’avenir qui
leur est réservé, demandent à l’école d’assurer un rôle de
« contention » que plus personne n’assume dans notre
société.
- Pour autant, je crois qu’en raisonnant ainsi, nous faisons
fausse route. D’abord, parce que nous ignorons le défi
essentiel que constitue la formation du citoyen dans nos
démocraties : on ne peut préparer les hommes et les
femmes à la délibération collective, à l’élaboration du bien
commun, à l’engagement dans des projets solidaires par
une éducation fondée sur la contention autoritaire. Nul ne
saurait passer d’un statut d’assujetti à un statut de citoyen
par un coup de baguette magique le jour de sa sortie de
l’école et de l’accès à la majorité civile. La liberté se forme
dans la temporalité, par l’exploration progressive des
possibles au sein de cadres définis par les éducateurs…
Mais, d’autre part et corollairement, on fait fausse route
parce qu’on ignore la réalité des systèmes politicomédiatiques
qui sont en train de se mettre en place sous
nos yeux. Au sein du « capitalisme pulsionnel », selon
l’expression de Bernard Stiegler, se développe le cycle
infernal du libéralisme et de l’autoritarisme, aujourd’hui
résolument solidaires. La machinerie publicitaire encourage
toutes les déviances tandis que la normalisation politique
les réprime… Liberté pour les marchands d’excitants,
répression pour les excités. Mais aussi, dans le domaine
politique : liberté entre les établissements et autorité au
sein des établissements… liberté de choix des parents de
l’établissement et sanction contre les parents
« démissionnaires ». Et, peut-être même, plus
sournoisement : liberté pour les professeurs et autorité
pour les élèves.
- Dans ces conditions, il ne peut être question de jeter la
pédagogie au panier car c’est elle, précisément, qui
travaille sur la question du SUJET et de son émergence en
éducation. La pédagogie réfléchit à la manière dont
l’exercice de l’autorité peut contribuer à « autoriser » la
naissance de la liberté. Toute son histoire, tous les
dispositifs qu’elle propose n’ont d’autre but. Contre la
pulsion qui réduit l’individu au couple stimulus/réponse,
contre le triomphe du « consommateur », dans tous les
domaines, et l’organisation du caprice mondialisé… elle
promeut le désir qui se met en jeu dans la temporalité, la
jouissance de l’intelligence qui comprend le monde,
l’organisation du collectif en quête du bien commun.
- Mais, pour autant, la pédagogie n’en a pas moins besoin
de se renouveler. Elle doit abandonner quelques habitudes
dogmatiques : ce n’est pas parce que des anti-pédagogues
disent quelque chose que c’est faux. Nos adversaires
peuvent avoir raison sur tel ou tel point (la baisse de
l’orthographe ou les difficultés d’attention des élèves, par
exemple), ils n’en restent pas moins nos adversaires dès
lors que nous sommes au clair sur la question des valeurs
qui nous distinguent… La pédagogie doit aussi s’affirmer
clairement du côté de la culture : elle le fait déjà largement,
elle pourrait le faire plus. En prenant systématiquement ses
distances avec tous les référentiels behavioristes qui
pullulent aujourd’hui et qui réduisent les apprentissages Ã
des « comportements sans contenu ». En montrant en quoi
la culture doit irriguer les pratiques afin que les savoirs
enseignés prennent sens dans l’histoire des hommes et ne
soient pas réduits à des « utilités scolaires » dans ce que
Paulo Freire nommait une « pédagogie bancaire »… La
pédagogie doit, enfin, se réinscrire clairement dans un
engagement démocratique. Car, n’en doutons pas, c’est
bien la démocratie qui est en question aujourd’hui à travers
la critique de la pédagogie. La démocratie que Claude
Lefort définit ainsi :
« La démocratie est une forme de société dans laquelle les
hommes reconnaissent qu’il n’y a pas de garant ultime de
l’ordre social… dans laquelle les hommes consentent Ã
vivre dans l’épreuve de l’incertitude. (…) Dans ces
conditions, le lieu du pouvoir est reconnu comme un lieu
vide. (…) Là où s’indique un lieu vide, il n’y a pas de
condensation entre le pouvoir, la loi et le savoir, ni
d’assurance possible de leurs fondements. L’exercice du
pouvoir est matière à un débat interminable. (…) Les
aventures totalitaires nous ont appris quel attrait exerçait la
domination, du haut en bas de la bureaucratie… A présent,
c’est l’expansion du marché, supposé auto-régulateur Ã
l’échelle de la planète, qui porte un défi au pouvoir
démocratique. » Le temps présent, Belin, 2007
Et, puisque j’ai commencé en évoquant le cas du Québec et de la
Suisse, je voudrais conclure en resituant nos débats éducatifs dans un
contexte encore plus large : je viens de passer dix jours en Amérique
latine, en Argentine et au Brésil. Inutile de dire que nos querelles
paraissent là -bas dénuées de toute signification. Pourtant, encore plus
que chez nous peut-être, la société s’inquiète du sort de sa jeunesse,
livrée à une culture médiatique complètement américanisée,
profondément clivée entre des classes sociales dont les écarts de
richesses sont inouïs, manipulée souvent par des caïds pour lesquels
aucune autre loi n’existe que la violence, fascinée parfois par des sectes
dont l’emprise est considérable… Mais les éducateurs ont connu là -bas
les effets dévastateurs de la dictature, ils savent que la démocratie est
infiniment fragile, qu’elle est sans cesse à reconstruire et qu’on ne peut y
parvenir sans une éducation émancipatrice. La pédagogie, pour eux, est
une nécessité. Un immense chantier où chacun peut apporter sa pierre.
Une question politique de première importance… Ils mesurent les
difficultés qu’ils ont et auront à surmonter, mais ils n’imaginent pas
pouvoir y parvenir sans une véritable mobilisation éducative. Ils n’ont pas
peur de leur jeunesse. Ils pensent qu’on peut l’accompagner sur le
chemin de la vraie liberté. Ils ont raison. Et, nous autres, vieux pays
fatigués, ferions bien, dans ce domaine-là du moins, de nous inspirer
d’eux.